La maladie, dans la mesure où elle retentit sur l’œuvre d’un écrivain, d’un artiste ou d’un homme politique appartient à l’histoire de la médecine. Les troubles visuels de Montesquieu en sont un exemple.
Montesquieu (La Brède, près Bordeaux 1689, Paris 1755), considéré comme le fondateur de la science politique et pour Durkheim de la sociologie, à laquelle il a donné une dimension comparative. Grand lecteur malgré sa vision déficiente, il lisait tout, mais avec esprit critique : « Voici les livres de science ou plutôt d’ignorance » fait-il écrire à Rica dans les Lettres persanes.
Sa culture était universelle, comme en témoigne le catalogue de sa bibliothèque établi entre 1720 et 1730, avec 3236 ouvrages classés en 95 divisions. En 2007, je vous avais exposé son intérêt pour les sciences et la médecine, les lois du vivant pouvant l’éclairer sur celles qui régissent les sociétés humaines.
Quand Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu évoque ses ennuis visuels dans sa correspondance, il le fait en homme d’esprit. Il fut un malvoyant éclairé. Toute sa vie, il dut recourir , en plus de sa fille Denise, à une vingtaine de secrétaires-lecteurs, dont deux bacheliers en médecine, pour lui lire les ouvrages indispensables à son grand œuvre L’Esprit des lois et écrire sous sa dictée dans sa chambre du château de La Brède, le pied appuyé à la cheminée (Fig 1).
Sa correspondance publiée par la Voltaire Foundation d’Oxford (1) a l’intérêt de nous rendre familière la vie quotidienne du philosophe, qui gérait au mieux ses affaires, dont ses vins de Graves blanc et rouge ( Rochemaurin), lui assurant l’indépendance, vis à vis de la cour de Versailles.
Il se plaint souvent de ses troubles visuels et cherche des remèdes auprès de ses correspondants de l’Europe des Lumières. Parmi les savants de ses amis, le naturaliste genevois Charles Bonnet, à qui il écrit de Paris, le 20 février 1754, soit un an avant sa mort ; « Je suis fâché de ne pas savoir quelle espèce de maladie des yeux vous avez parce que je vous aurais proposé une eau dont je me sers tous les jours depuis trente ans, tirée des simples et qui m’a empêché d’être aveugle depuis trente ans. Avant ce temps-là, j’avais essayé une multitude d’innombrables remèdes ; tout m’avait été entièrement contraire. Je ne suis pas en état non plus que vous de lire ; il y a dix ans que j’en suis privé à cause d’une cataracte qui m’est survenue sur un œil…. »
Déjà, dans un lettre datée d’août 1746 de Paris, il disait à son ami, l’abbé comte Octavien de Guasco – qui publiera en 1767 Les lettres familières du président de Montesquieu à divers amis italiens- « Souvenez-vous que vos yeux ne valent guère mieux que les miens…Gardez les vôtres pour les choses nécessaires. » Peu après, le 31 mars 1747, il écrit de Paris à Mgr Cérati, où il lui dit qu’une cataracte s’est formée sur le bon œil. Ce qui est confirmé par une lettre du 25 novembre 1746 à Maupertuis, plus précise.
François Moreau de Maupertuis (1698-1759), membre de l’Académie des sciences, astronome, avait été envoyé en Laponie pour mesurer le méridien terrestre au pôle, car il voulait vérifier la théorie newtonienne ; il s’intéressait aussi à l’hérédité et à la reproduction. C’est à lui que fit appel Frédéric II, le roi de Prusse, sur les conseils de Voltaire, pour présider l’Académies des sciences de Berlin. Son ami Montesquieu lui écrit : « Il faut que je vous parle de mes yeux. Il s’est trouvé que j’en ai un sur lequel il y a une cataracte et c’est précisément celui dont je pouvais lire, car de l’autre, je n’ai jamais vu que les gros objets. Ce défaut naturel est plus commun qu’on ne pense, de voir d’un œil mieux que d’un autre, mais on n’y fait pas attention. Ma cataracte est d’une bonne qualité et, mon ami M. Gendron a cru que je ferais bien d’attendre jusqu’au printemps prochain à me faire opérer…Vous touchez un endroit bien tendre quand vous me proposez un voyage à Berlin. Imaginez-vous quel bonheur ce serait pour moi de voir Frédéric ?…Que feriez-vous d’un pauvre homme qui tombe et se heurte partout, qui ne reconnaît personne et qui ne sait jamais à qui il parle ? » (2)
C’est deux ans avant la publication de L’Esprit des Lois, en 1748, que son auteur devint aveugle. Lui-même, le 28 mars 1748, écrivant de Paris à Guasco, emploie le mot aveugle pour se qualifier. Le monde savant européen s’émut. David Hume, le philosophe écossais, à qui Montesquieu répond de Paris le 3 septembre 1749 : « J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 16 juillet et il ne m’a été possible de la lire qu’aujourd’hui à cause d’une grande fluxion sur les yeux et que, n’ayant point actuellement de secrétaire anglais, je ne pouvais me la faire lire. » Le pasteur Jacob Vernet, à qui il avait demandé de faire imprimer l’édition originale de L’Esprit des Lois à Genève chez Barrillot, lui vante en 1749 certaines eaux du Valais pour apaiser ses douleurs oculaires.
La correspondance du philosophe est très informative. Dès l’enfance il voit mal d’un œil. Il dit que cet œil a toujours vu les gros objets, comme c’est le cas d’une forte myopie de plus de 4 dioptries. Il en résulte un défaut de fusion des images arrivant au cerveau, ce qui entraîne une amblyopie par anisométropie. Ce mauvais œil est certainement le gauche, car en examinant attentivement et de face le buste réalisé par Jean-Baptiste Lemoine en 1767 et conservé au musée des arts décoratifs de Bordeaux, j’ai constaté que l’axe de cet œil est dévié vers la gauche, preuve de l’amblyopie et du strabisme divergent (Fig. 2).
Ce buste avait été demandé, douze ans après la mort de Montesquieu par l’Académie royale des sciences, belles-lettres arts de Bordeaux, fondée en 1712 et à laquelle il appartint dès sa prise de fonction de président à mortier du Parlement de Guyenne en 1715. Il l’avait dirigée à trois reprises et fondé des prix pour encourager les sciences et la médecine (2). Le sculpteur de Louis XV connaissait-il personnellement le philosophe ou savait-il qu’il avait un strabisme divergent de l’œil gauche ? Est-ce pour cela que le baron de La Brède est représenté de profil, d’après la médaille de Dacier et que lui-même avait décliné la proposition d’être portraituré par Quentin La Tour, c’est probable.
Il est certain que ce mauvais œil congénital, le gauche, a beaucoup gêné le philosophe. Toute sa vie, il a cherché un soulagement dans les bains oculaires, car il se plaint d’inflammation conjonctivale due aux efforts d’accommodation lors de ses lectures prolongées. A partir de l’âge de cinquante-cinq ans, l’œil sain, donc le droit, se voile d’une cataracte pré-sénile qui le rendra progressivement aveugle. Bien que « l’abattement » du cristallin, pratiqué par l’école grecque d’Alexandrie, il y a vingt siècles, lui eût été conseillée par le docteur Gendron, ophtalmologiste réputé et médecin du Régent, Montesquieu ne put se résoudre à se faire opérer.
Sa correspondance témoigne que ses amis européens se mirent en quête de lui trouver le meilleur chirurgien. Elle prouve aussi la renommée de l’auteur de l’Esprit des Lois. Le comte de Morton lui écrit de Londres le 25 mai 1753 : « Je suis très préoccupé de vous entendre vous plaindre, Monsieur, de la faiblesse de votre vue. Vous n’en avez pas besoin pour acquérir des connaissances, mais elle est d’une importance infinie pour le monde, car elle vous empêche dans une certaine mesure de répandre ce que vous savez au profit de l’humanité. Je sens toute la différence qu’il doit y avoir entre se servir pour écrire de la main d’un secrétaire ou de la sienne propre… »
Un novateur lui avait été recommandé Jacques Daviel (3) pionnier de l’ophtalmologie et savant des Lumières qui vaut d’être mieux connu.
. Né en Normandie (1693-1768) dans une famille de notaires, il aurait continué dans cette voie, si un scandale financier suivi d’une sévère condamnation ne l’avait obligé à partir chez un oncle chirurgien à Rouen. Le destin prend parfois un chemin tortueux.
Mais Daviel arrive à un bon moment. Les chirurgiens subordonnés jusque-là par les médecins à l’état de manœuvres (traduction littérale du grec cheiros :main, oeuvrant de la main) sont appréciés par Louis XIV pour leur savoir-faire opposé à la logorrhée inefficiente des médecins. Excédé par l’hostilité de la faculté de médecine de Paris à la circulation du sang décrite par William Harvey dans le De motu cordis et sanguinis in animalibus en 1628, le roi demande à son chirurgien Pierre Dionis de l’enseigner au Jardin du roi en1673.
De plus, en 1686 il est guéri de sa fistule anale par Félix, qu’il ennoblit. Dans l’édit de Marly de 1707 Louis XIV réforme les études médicales en rendant obligatoire l’étude de l’anatomie par la dissection sous la direction des chirurgiens. Daviel part à Paris à l’âge de seize ans pour se perfectionner à l’Hôtel-Dieu, le plus grand hôpital d’Europe.
En 1720, avec d’autres jeunes chirurgiens, il répond à l’appel lancé par le Régent pour secourir les pestiférés de Marseille qui meurent par centaines chaque jour. Ce fléau périodique avait été apporté par un navire venant du Moyen-Orient et les mesures pourtant édictées depuis longtemps comme la quarantaine en lazaret avaient été négligées. Les villes de Provence sont touchées successivement par le terrible fléau. Daviel se bat contre la mort et en réchappe par miracle. Il s’établit ensuite à Marseille, et grâce à un décret royal est agrègé aux chirurgiens jurés de la ville.
Il est ensuite nommé chirurgien des galères et pendant dix ans il disséque les yeux de plus de 7000 cadavres de galériens. Il connaîtra ainsi les structures de l’organe de la vision et leurs fonctions. Il opère des gens de toute condition, se déplace à l’étranger pour opérer des personnages importants et publie ses résultats en chirurgie oculaire dans le Courrier d’Avignon.
En 1746 il s’installe à Paris au 19 quai Malaquais, au moment où Diderot, dont il deviendra l’ami, s’engage dans la publication de l’Encyclopédie. Daviel arrive donc en pleine effervescence des Lumières. Il utilise pour faire connaître son savoir-faire le faire-savoir du Mercure de France.
Délaissant l’antique procédé de l’abattement du cristallin dans le vitré, acte incomplet et dangereux par ses suites hémorragiques ou glaucomateuses, et ayant fait réaliser les instruments nécessaires, il incise la cornée et par la brèche extrait le cristallin, comme on le fait depuis, mais aujourd’hui on utilise le laser pour le fragmenter et l’extraire plus aisément. Il agit selon la méthode expérimentale, confrontant sa technique aux résultats, pour rendre l’opération plus sûre. En 1752 il rapporte son expérience à l’Académie royale de chirurgie fondée grâce à Georges Mareschal et La Peyronnie par Louis XV. Sur 306 opérations, il dit que 282 furent sans complications.
Nommé oculiste du roi et célébré de son temps, il n’a pas été oublié des ophtalmologistes, car ils savent qu’il fut « le premier à avoir lié la pathologie oculaire à une réalité anatomique précise et qu’il fit de l’ophtalmologie une discipline individualisée parmi les activités chirurgicales » (3), une spécialité avant l’heure.
Il est regrettable que Montesquieu n’ait pas recouru à Daviel et se soit réfugié dans un stoïcisme à l’antique, alors que cet oculiste aurait pu lui redonner la joie de lire, écrire à nouveau et raviver en lui « la lumière qui s’éteint »
Il supporta donc la cécité qui l’obligea à l’oisiveté, écrit-il le 13 octobre 1753 à Madame Dupré de Saint-Maur, l’épouse de l’Intendant de Bordeaux. Dans une lettre au chevalier d’Aydie, le 12mars 1754, il plaisante : « A présent que je vieillis à vue d’œil et surtout à la vue de mon œil, je me retire, pour ainsi dire, dans mes amis. » A la marquise du Deffand, dont il avait fréquenté le célèbre salon parisien et qui a dû essayer de le consoler, il lui répond de La Brède, le 13 septembre 1754, cinq mois avant sa mort à Paris: « Vous dîtes que vous êtes
aveugle ! Ne voyez-vous pas que nous étions autrefois, vous et moi, de petits esprits rebelles qui furent condamnés aux ténèbres ? Ce qui doit nous consoler, c’est que ceux qui voient clair ne sont pas pour cela lumineux….Je suis accablé d’affaires ; mon frère est mort ; je ne lis pas un livre, je me promène beaucoup, je pense souvent à vous, je vous aime. »
Des manuscrits contenus dans la bibliothèque du château de La Brède étaient destinés à enrichir son grand oeuvre l’Esprit des Lois. Ainsi celui concernant les mines du haut Aragon, près de Bielsa, dans lequel Montesquieu s’inquiète à nouveau, comme lors de sa visite des mines du Hartz, de la santé des mineurs. Ceux-ci, pour extraire le bleu de cobalt destiné aux porcelaines de Saxe par delà les Pyrénées et le canal de Riquet, sont exposés lors de l’extraction du minerai à l’arsenic et à ses mortelles effluves (4). Ce souci juridique fait de lui un précurseur en santé publique et dans les maladies professionnelles.
Dans le dossier de l’Esprit des Lois, il s’en explique et se livre à une rare confidence :
« J’avais conçu le dessein de donner plus d’étendue et plus de profondeur à quelques endroits de cet ouvrage ; j’en suis devenu incapable. Mes lectures ont affaibli mes yeux et il me semble que ce qui me reste encore de lumière n’est que l’aurore du jour où ils se fermeront pour jamais (5).
Je touche presque au moment où je dois commencer et finir, au moment qui dévoile et dérobe tout, au moment mêlé d’amertume et de joie, au moment où je perdrai jusqu’à mes faiblesses mêmes.
Dans la pensée 551, il révèle son stoïcisme : « Quand je devins aveugle, je compris d’abord que je saurais être aveugle. On peut compter que, dans la plupart des malheurs, il n’y a qu’à savoir se retourner. Dans ce cas, la plupart des malheurs entreront dans le plan d’une vie heureuse. Il est très aisé, avec un peu de réflexion, de se défaire des passions tristes »(6). Chacun, à tour de rôle, peut en faire un bon usage.
Pensées et extraits de la Correspondance aident à mieux comprendre la grandeur d’âme et la simplicité du philosophe de La Brède. Son œuvre conserve depuis deux siècles et demi son pouvoir de séduction et continue à nourrir la réflexion politique (7), tant son exigence de justice et de liberté nous concerne (8).
Références
1-Œuvres complètes de Montesquieu. Correspondance. Voltaire Foundation, Oxford, 1998
2-Battin J . « Montesquieu, les sciences et la médecine en Europe » Colloque Montesquieu et l’Europe, éd. William Blake and Co/ Les Belles Lettres, 2005, 77-107. et Histoire sciences médicales, 2007, XLI, 3, 1-12.
3- Pouliquen Y. Un oculiste au siècle des Lumières Jacques Daviel. Paris, éd. Odile Jacob 1999.
4- Les plus belles pages des manuscrits de Montesquieu confiés à la Bibliothèque municipale de Bordeaux par J. de Chabannes, présentés par C. Volpilhac-Auger et H. de Bellaigue. éd.William Blake and Co, Bordeaux, 2005, manuscrit 2526/ 13, 27-29.
5-Montesquieu. Dossier de l’Esprit des Lois. Pléiade, II, 206,1041.
6-Pensée 551, Pléiade. Œuvres complètes, I, 1064.
7- Juppé A. Montesquieu le moderne. éd. Perrin, Paris, 1999.
8- Montesquieu, la justice, la liberté. Hommage de Bordeaux à Montesquieu, 19-21 mai 2005. Actes du colloque organisé par l’Académie Nationale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux, à l’occasion du 250ème anniversaire de la mort de Montesquieu en 1755. Bordeaux 2007.