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L’eugénisme, une récurrence transculturelle par Jacques Battin

Conférence de clôture aux Assises de Génétique, Bordeaux vendredi 31 janvier 2014

Etymologiquement eugénisme vient du grec, eu, comme ève : bon ; genos : naissance ; donc les bons gènes, les bien nés. Le terme eugenics a été créé en 1883 par sir Francis Galton (1822-1911) pour remplacer celui de viriculture au relent trop agricole, alors que celui de puériculture a subsisté.
Il fut indéniablement un pionnier dans le domaine de l’hérédité ; on a longtemps parlé des lois de Galton-Naudin et Mendel et en 1865 il publiait un livre sur l’hérédité du génie, qui mérite d’être lu.
En s’appuyant sur la sélection naturelle qui privilégie les mutations favorables, théorie émise par son cousin Charles Darwin, Galton prétendait qu’il faudrait régler les unions humaines de façon à obtenir le plus grand nombre d’individus aptes à composer la société considérée comme la meilleure (définition de 1904). De là à empêcher les individus considérés comme « tarés » ou dégénérés de se reproduire, la voie était ouverte à de fâcheuses dérives.
Ce concept de régénérescence de l’espèce humaine est une idéologie faussement scientifique, mais qui, en raison de la mentalité « décadentiste » de la fin du XIXème siècle, fut largement acceptée par la communauté scientifique, y compris par des prix Nobel français.
Elle entraîna au XXème siècle des lois de stérilisation aux Etats-Unis et en Scandinavie précédant celles adoptées par l’Allemagne nazie la conduisant sur la pente fatale de l’euthanasie des handicapés et des génocides perpétrés au nom de cette autre idéologie qu’était la suprématie raciale des Aryens.
Dans son livre publié en 1997 « Le bien et le mal » le philosophe de la violence guerrière André Glucksmann a osé écrire « Hitler, c’est moi », pour faire comprendre que l’Angleterre, les Etats-Unis, la Scandinavie, la France et l’Allemagne ont été des fabriques d’idéologie et que le nazisme a intégré tout un courant d’idées mêlant à l’eugénisme, l’anthropologie sociale et le racisme, le darwinisme social et l’hygiénisme.
Quoiqu’il en coûte d’affronter l’eugénisme qui apparaît aujourd’hui une aberration, il appartient à l’histoire de la médecine et de la génétique, et l’on ne  peut en faire l’économie, d’autant que c’est un archétype transculturel qui remonte aux philosophes et médecins de l’Antiquité grecque et qu’il est toujours susceptible de reparaître sous une forme ou une autre.
Ne pas se voiler la face est donc une exigence intellectuelle, qui m’a poussé à comprendre, en tant que fils de résistant dénoncé et déporté en 1942 à Buchenwald, où en mai 1945, après avoir été libéré, il décéda de la tuberculose, qui faisait aussi des ravages dans les camps de la mort.

L’ancien eugénisme
1-L’eugénisme d’Etat dans l’antiquité grecque
A Lacédémone, il était mis en pratique. Nous savons, grâce à Plutarque, qui a écrit La vie de Lycurgue, le législateur spartiate, que cette cité guerrière sélectionnait les plus aptes à être des soldats en éliminant « les malvenus et les difformes qui étaient envoyés dans un précipice du Taygète », car on estimait « qu’il valait mieux pour eux-mêmes et pour l’Etat de ne pas les laisser vivre, quand ils étaient mal doués dès la naissance en santé et en force.» L’individu était donc sacrifié au profit du la cité.
Qu’en était-il à Athènes qui a modelé la civilisation occidentale ? Platon, le disciple de Socrate, appartenait à une famille de politiques. Il énonce dans son Dialogue sur la république une conception utopique d’une république idéale « où, le plus souvent possible, l’élite des hommes devrait avoir commerce avec l’élite des femmes et au contraire, les sujets inférieurs le plus rarement possible. Les rejetons des premiers seraient élevés aux frais de l’Etat, et non les autres, si l’on veut maintenir au troupeau toute son excellence. Les magistrats doivent être les seuls dans le secret de ces mesures, pour éviter le plus possible des désordres. Nous nous en remettons aux magistrats pour qu’ils maintiennent autant que possible le même nombre de citoyens, en tenant compte des guerres, des maladies et autres accidents de ce genre et que notre Etat, autant qu’il se pourra, ne s’agrandisse ou ne diminue. Il faudra organiser d’ingénieux tirages au sort, afin que les sujets inférieurs rejettent la responsabilité de chaque union sur la fortune et non sur les magistrats… » Curieuse conception d’une cité juste, mais pour Platon la justice ne signifie pas équité. La démocratie athénienne n’en était pas vraiment une, mais plutôt une oligarchie.
L’utopie platonicienne deviendra réalité avec les « haras humains » des nazis pour sélectionner de purs aryens. Elle surgira à nouveau après la deuxième guerre mondiale avec la banque de sperme de prix Nobel, à l’origine d’une centaine d’enfants.
Soranos d’Ephèse, médecin des empereurs antonins au 1er siècle après J-C, dans son traité de gynécologie-obstétrique, le premier du genre, et destiné principalement aux sages-femmes, leur demandait de s’assurer « si le nouveau-né vaut la peine ou non qu’on l’élève, s’il s’est mis à vagir avec la vigueur convenable…vérifier la bonne constitution de toutes les parties du corps, des membres, des organes des sens et de la libre circulation des orifices…. »
Ainsi, dès l’Antiquité, puis en contradiction avec le message chrétien, prévalaient les concepts d’inégalité, de sélection et d’amélioration de l’espèce humaine, à l’exemple de ce qui est pratiqué sur les plantes et les animaux depuis la révolution du néolithique.
Nos mentalités sont aujourd’hui à l’opposé, puisqu’elles prônent l’égalité des droits et la solidarité envers les plus démunis.
2- Au siècle des Lumières
L’idée eugénique émergera à nouveau avec le discours naturaliste du siècle des Lumières. Le médecin-abbé Claude Quillet publie en vers latins La callipédie ou l’art d’avoir de beaux enfants dont le style libertin lui valut de nombreuses rééditions et traductions. En 1756, C.A.Vandermonde publie un Essai sur la manière de perfectionner l’espèce humaine, où, en plus des assortiments d’âges et de caractères physiques, il recommandait le métissage par le croisement des races humaines pour les empêcher de dégénérer, à l’exemple des races animales.
François Moreau de Maupertuis (1698-1759) fut un authentique savant. Physicien et astronome, défenseur de Newton, il fut envoyé par l’Académie des sciences en Laponie pour mesurer le degré du méridien et démontrer que la terre est aplatie aux pôles. Il fut aussi naturaliste et un précurseur en génétique affirmant dans son livre La Vénus physique de 1745 le double rôle du père et de la mère dans l’hérédité. Il eut la préscience du rôle des mutations à l’origine des espèces et des races et de la vigueur des hybrides, à l’encontre des races pures qui dégénèrent. Il réalisa les premiers arbres généalogiques et décrivit l’albinisme. S’il n’y avait eu Gregor Mendel, il aurait été reconnu un des pères de la génétique.
En 1803, L.J.M.Robert publie un essai sur la Mégalanthropogénésie ou l’art de faire des enfants qui deviennent des grands hommes, suivie du meilleur mode de génération.
Ces références prouvent que les idées de sélection positive et négative sont fort anciennes.
3-L’eugénisme aux Etats-Unis.
Le courant eugénique, parti d’Angleterre, gagna les Etats-Unis où s’affirmait la suprématie des WASP, white anglo-saxon protestant, exaltée lors de kermesses eugéniques où l’on concourait pour le prix du plus beau bébé, comme au salon de l’agriculture. Des fondations prestigieuses, comme Carnegie et Rockefeller y investirent des sommes considérables.
La première loi de stérilisation intervint en 1907 en Indiana. En 1950, 33 Etats sur 50 aux Etats-Unis avaient édicté des lois de stérilisation dans diverses maladies, selon une liste délirante inspirée par Charles Davenport. Il n’y eut que John Haldane, généticien des populations, pour s’indigner dans son livre Hérédité et politique, si bien qu’il s’exila en Inde. Au total, entre 1907 et 1950, 50193 personnes furent stérilisées aux Etats-Unis sous un prétexte eugénique.
4- L’eugénisme dans les pays scandinaves.
La Suède en 1915, la Norvège en 1919, le Danemark en 1922, furent, parmi les premiers, à promulguer une loi imposant un certificat d’aptitude au mariage, en l’interdisant à toute une série de maladies héréditaires et acquises. La Norvège adopta un projet politique de programme eugéniste en1915, prétextant que la prévention des maladies raciales est une fonction de l’Etat, celui-ci devant lutter contre les facteurs socialement pernicieux par des méthodes biologiques. La Suède a stérilisé 60000 personnes, selon le Journal Le Monde du 27-08-1997 et n’a aboli les lois de stérilisation qu’en 1976.

5- L’eugénisme en Angleterre.
Le pays de Galton ne promulgua pas de lois eugéniques en raison de l’opposition très forte des syndicats. Parmi les hommes politiques Winston Churchill, secrétaire d’Etat en 1910, fit la promotion de l’eugénisme et conseilla, mais en vain au Premier Ministre une législation eugénique. Même les mesures encourageant la stérilisation volontaire échouèrent aux Communes en 1931. Cependant, il y eut en Angleterre, comme dans les autres pays européens, aux Etats-Unis et en Amérique latine des sociétés d’eugénisme.
Et, il fallut attendre 1966 pour que la revue Annals of Eugenics, a Journal for scientific study of social problems, fondée en 1925, changeât son intitulé pour devenir la prestigieuse revue anglaise Annals of Human Genetics.
6- L’eugénisme en Allemagne avant et pendant le nazisme.
A ses débuts, le mouvement eugénique en Allemagne fut apolitique et il y eut même des juifs parmi ses membres les plus éminents. En 1903 est fondée la société d’hygiène raciale et en 1925 la ligue allemande pour la régénération nationale. Après la défaite et l’humiliation de 1918, les mouvements nationalistes et racistes se développèrent, la crise économique faisant désigner les juifs comme boucs émissaires.
Hitler lut en prison les Principes de l’hérédité humaine et de l’hygiène raciale de Bauer, Fischer et Lenz, qui le renforcèrent dans sa conviction que les Germains sont des Aryens, de la race des seigneurs, les surhommes annoncés par F. Nietzsche.
En 1920 et 1922 est publié un opuscule par Karl Binding, professeur de droit pénal à Leipzig et Alfred Hoche, professeur de psychiatrie à Fribourg. Le titre en dit long : « La libéralisation de la destruction d’une vie qui ne vaut pas d’être vécue » Texte pénible à lire, alambiqué, plein de sophismes visant à donner une justification médicale et juridique à l’euthanasie des handicapés. Car, pour ces auteurs, la vie doit avoir, non un sens, mais une utilité chiffrable, la richesse de la nation allemande ne pouvant être obtenue qu’en éliminant les individus non productifs. Le bien-être de la nation transcende l’intérêt particulier du citoyen qui doit être prêt à donner sa vie au Volk, le peuple, sorte d’idole nationale. C’est en germe l’idéologie national-socialiste.
Et cette horreur est présentée sous le prétexte hypocrite de la compassion. C’est pourquoi, il faut mettre en garde quand la compassion est invoquée dans le débat récurrent sur l’euthanasie-aide au suicide, qui rappelle trop « l’euthanazie ». Ces idées eurent une énorme influence sur le peuple allemand parce qu’elles provenaient d’universitaires chevronnés.
Dès son élection à la Chancellerie du Reich, Hitler qui venait d’ assister au congrès d’eugénique à Copenhague promulgua les lois eugéniques allemandes le 14 juillet 1933, mais celles-ci étaient déjà en préparation sous la République de Weimar. Le but était de sélectionner de purs Aryens et d’empêcher les handicapés de se reproduire :
« Toute personne héréditairement malade doit être rendue incapable de procréer si on peut s’attendre avec une forte probabilité à ce que ses descendants soient atteints d’une tare héréditaire physique ou mentale grave. »
Il était créé un Tribunal de santé héréditaire pour la défense raciale et sociale décidant, dans des débats secrets, de la stérilisation des oligophrènes, sourds, aveugles, épileptiques, malades mentaux, malformés, alcooliques.. Ce qui amena ensuite, par une pente fatale, à exterminer les handicapés, prélude au génocide des Juifs et des Tziganes.
Dans Mein Kampf, écrit en prison en 1924, Hitler ne faisait pas mystère de ses intentions. Il concluait les 686 pages de son manifeste en déclarant :
« Un Etat qui, à une époque de contamination des races, veille jalousement à la conservation des meilleurs éléments de la sienne, doit devenir un jour le maître de la terre. »
En 1938, une circulaire du ministre allemand de l’intérieur enjoignait aux médecins et dentistes de déclarer à la police l’identité de leurs clients présentant des signes de maladies héréditaires. Le 21 septembre 1939 débutait le recensement des établissements susceptibles de mettre fin « aux vies qui ne valent pas la peine d’être vécues »
Dès 1933, des voix s’élevèrent en Allemagne contre l’euthanasie des handicapés, comme celle de l’archevêque de Munster Mgr von Gallen (1878-1946), dont l’éclat est représenté dans le film Amen de Costa Gavras. Ce que ne dit pas le film, c’est que l’archevêque n’échappa à la vindicte des SS de Borman qu’à l’intervention de Goebbels qui craignait des émeutes en Westphalie. Mais des dizaines de prêtres qui avaient manifesté leur indignation furent envoyés à Dachau, premier camp de concentration qui, dès 1933, recevait les opposants au régime. Le même prélat, dans un sermon du 3 août 1941, fustigeait le crime et « la terrible idéologie qui justifie l’extermination des innocents, permet le meurtre de l’invalide incapable de travailler, du malade inguérissable et du vieillard. » Béatifié par Jean-Paul II, son courage a été salué également par Benoît XVI pour avoir inspiré l’encyclique « Mit brennender Sorge » de Pie XI en 1937 condamnant le nazisme. Le même Pie XI avait clairement condamné l’eugénisme en 1930, le nationalisme de l’Action française en 1926, tous les totalitarismes en 1937 et, pour combattre le racisme, il avait proclamé « Nous sommes tous spirituellement des Sémites. »
Il a fallu attendre plus de soixante ans pour que l’Autriche reconnut que 200 à 300.000 handicapés avaient été exterminés au nom d’une euthanasie d’inspiration eugéniste. Au procès de Nüremberg, on apprit que des médecins nazis avaient pour tâche de mettre au point des procédés de stérilisation plus expéditifs afin de repeupler les pays occidentaux avec de purs aryens. L’épuration ethnique inaugurée par les nazis devait se renouveler au cours de ce dramatique XXème siècle.
7- L’eugénisme en France.
Certes, il n’y eut pas de lois eugéniques en France, car les pays latins de tradition catholique, étaient hostiles à tout ce qui peut contrarier la procréation et la France en particulier avait besoin de refaire ses forces démographiques après l’hécatombe de la Grande Guerre.
Mais, comme ailleurs, les lois eugéniques allemandes ont été saluées avec enthousiasme. Elles ont été citées in extenso dans un des premiers articles de l’Encyclopédie médico-chirurgicale de 1934. Le grand Larousse de 1930 se réjouit des économies qui seraient ainsi mises à la disposition des familles saines et nombreuses. Une thèse bordelaise soutenue par M archand en 1933 au laboratoire d’hygiène du Pr E. Leuret est également en faveur de l’eugénisme.
Pour comprendre ce mouvement d’idées en France, cette mentalité, il faut remonter au XIXème siècle au comte Alexandre de Gobineau, diplomate au Moyen-Orient, qui s’interrogeait dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, paru en 1853, sur les causes de la décadence, puis de la disparition des grandes civilisations, sur les différences ethniques et les races humaines qui lui paraissent intellectuellement inégales. Richard Wagner adopta le « gobinisme » et son annonce du crépuscule des dieux. Il le considérait comme l’écrivain le plus original de son temps et il l’invita plusieurs fois à Bayreuth. Gobineau eut plus d’influence en Allemagne qu’en France où il pâtit de son aura d’Outre-Rhin.
Eugène Viollet-le-Duc, le grand architecte restaurateur de Carcassonne, Vézelay et Notre Dame de Paris le lut, car il était intéressé par la recherche contemporaine des identités nationales, revigorées par le conflit de 1870. Il publia en 1875 pour les enfants chez Hetzel Une histoire de l’habitat humain depuis le temps préhistorique jusqu’à nos jours, où il relie race, langue et architecture, ce qui définit une culture. Il y met en valeur les Indo-Européen ou Aryas, c’est-à-dire les Aryens, qui, écrit-il, ont été les seuls à perfectionner leurs habitations, en somme à être aptes au progrès.
Paul Broca, girondin de naissance, anatomiste et chirurgien novateur, fut le découvreur de la première localisation cérébrale concernant l’aphasie qui porte son nom. Lecteur de Darwin, grâce à la traduction que lui fit son élève Samuel Pozzi, il conçut en 1859 l’anthropologie, comme une histoire naturelle de l’homme. Il introduisit d’emblée la précision mathématique en imaginant nombre d’instruments de mesure à but craniométrique.
Georges Vacher de Lapouge, d’abord juriste et procureur avant de se convertir au naturalisme et à l’anthropologie, devint un obsédé de l’indice céphalométrique, car il voulait démontrer ainsi la supériorité des dolichocéphales blonds qu’il assimilait aux Aryens en les opposant aux brachycéphales bruns. Il identifia même les héros d’Homère et de Virgile comme des dolichocéphales blonds. Malgré des cours à Montpellier publiés dans la revue Anthropologie et de nombreux livres où il reprend les mêmes idées, Les sélections sociales en 1896, l’Aryen en 1899, il ne parvint pas à imposer sa vision raciste de l’anthropo-sociologie et n’obtint pas de poste universitaire. Mais, dans son dernier ouvrage Race et milieu social paru en 1909, il prophétisait à sa manière « qu’on ne se débarrasse pas en feignant de l’ignorer d’une idée aussi puissante que celle de la mission des Aryens ; si on ne l’utilise pas, on peut être sûr qu’un autre s’en servira. »
Parmi les perroquets de la pensée unique, de tous bords, de droite comme de gauche, y compris les communistes et les anarchistes, il y eut aussi de grands scientifiques, dont deux prix Nobel français.
Le physiologiste Charles Richet (1850-1935) reçut le prix Nobel en 1913 pour sa découverte de l’anaphylaxie, à partir du venin des physalies péchées à bord du yacht du prince Albert 1er de Monaco. Fondateur et président de la société française d’eugénisme, il publia La sélection humaine, qui lui paraît plus rapide que la sélection naturelle en éliminant les malformés, comme les polydactylies et les fentes labiales. Il dit que « pour maintenir la vigueur de l’espèce, tout ce qui est imparfait doit être anéanti. Je ne vois aucune nécessité sociale à conserver les enfants tarés….à force d’être pitoyables, nous devenons des barbares. »
Alexis Carrel (1873-1943), chirurgien lyonnais exilé aux Etats Unis pour mener ses recherches à l’institut Rockefeller de New York, a été comme Claude Bernard un génie expérimental qui lui a fait réaliser chez le chien des sutures vasculaires et des transplantations ouvrant la voie à la chirurgie des pontages artériels, périphériques et coronariens, ainsi qu’aux transplantations d’organes et de membres. Il a initié aussi les cultures cellulaires depuis utilisées dans les greffes. Prix Nobel en 1912, et devenu célèbre, ses amis américains le pressèrent de publier en 1933 L’homme cet inconnu, qui eut un succès mondial. S’il y mêla les idées eugéniques à la mode, il recommandait un eugénisme volontaire sacrificiel. Par ailleurs il demandait d’anesthésier au préalable les condamnés à la chaise électrique, dans un but philanthropique, comme le fit Guillotin pendant la Révolution. Ses écrits furent reprochés 0 Carrel, si bien que son nom fut enlevé de la faculté de médecine de Lyon.
Un troisième nom est celui d’un naturaliste très connu des médias de l’époque, Jean Rostand (1894-1977) l’expert en batraciens peuplant les étangs de Ville-d’Avray, où il résidait. Vulgarisateur de la science, plus que savant lui-même, il s’intéressa aussi à l’eugénisme d’après les titres de ses livres : Hérédité et racisme en 1939 ; L’eugénique en 1953 ; Peut-on modifier l’homme en 1956.
En 1939, il n’hésitait pas à écrire « qu’il était opposé à la vaccination par le BCG, car loin d’accroître la résistance innée de la race, elle ne pouvait que l’affaiblir dans la mesure où, permettant la survie des individus génétiquement vulnérables, elle contrariait les effets de la sélection naturelle. » Propos d’autant plus affligeants, que son père Edmond Rostand, l’auteur de Cyrano, avec le revenu de cette pièce à succès, avait fait construire la villa Arnaga à Cambo pour y soigner sa pleurésie tuberculeuse.
Il est aisé de mesurer par ces citations combien de scientifiques de renom ont pu émettre ce qui paraît aujourd’hui des inepties dangereuses, lorsqu’ils sortaient du champ clos de leurs compétences. C’est une leçon à toujours retenir.
A l’opposé de ce formatage idéologique, il faut reconnaître, que certains médecins, comme le pédiatre des Enfants malades Emile Apert, auteur de L‘hérédité morbide (1919), prônait déjà l’éducation de la santé. L’accoucheur de Port-Royal Adolphe Pinard ( grand-père maternel du professeur Alain Larcan de Nancy), promut la puériculture ante-per et post-natale et la Protection Maternelle et Infantile.
Ce qui caractérise, en réalité, les textes de la deuxième moitié du XIXème siècle, c’est la hantise de la dégénérescence qui, par antithèse entraîna le fantasme de la régénérescence par l’eugénisme. En médecine, le terme de dégénérescence a été introduit par l’aliéniste B.A.Morel en 1857 dans son Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives.
Les neurologues ont d’ailleurs conservé le terme de dégénérescence, équivalent d’atrophie pour dénommer les dégénérescences spino-cérébelleuses. En plus des aliénistes et criminologistes, des écrivains ont aussi largement traité le thème de la dégénérescence. Zola, dans Le docteur Pascal, un des titres concernant la généalogie des Rougon-Macquart, Maupassant, J.K.Huysmans, Joséphin Paladan, auteur de La décadence latine. On parlait à cette époque de « décadentisme » pour qualifier ce mouvement littéraire proche du symbolisme.
Pour ces auteurs, la dégénérescence était la conséquence des fléaux infectieux, la tuberculose et la syphilis qui faisaient tant de ravages, dont témoignent La dame aux camélias de Dumas qui inspira La Traviatta de Verdi. La doulou d’Alphonse Daudet décrit les douleurs du tabès qui l’affectaient et l’on sait que Jules de Goncourt et Guy de Maupassant ont perdu la raison par la syphilis tertiaire.
On ajouta à la liste des dégénérés les idiots, les fous, les épileptiques, les alcooliques, les sourds-muets, les aveugles, les morphinomanes et tous ceux qui étaient jugés indésirables, les vagabonds, les dégénérés de la civilisation…La très sérieuse revue médicale anglaise Lancet en 1907 y ajouta même les catholiques irlandais ! Tout ce qui est étranger est étrange parce que différent.
Cette perception de la dégénérescence et de l’autre transformé en « bouc émissaire » est vieille comme le monde. Apert dans son livre déjà cité fait remarquer que l’idée du déclin remonte à Hésiode, le poète grec du VIIème siècle av JC, avec le mythe des trois âges d’or, d’argent, d’airain et de fer. Cette idée d’un ancien âge d’or perdu est contraire à la réalité qui montre une amélioration continue des conditions de vie se traduisant sur la santé, la croissance et la longévité.
Le nouvel eugénisme.
L’eugénisme d’Etat est condamné à cause des exactions auxquelles il a conduit. Mais a-t-il vraiment disparu, quand un dépistage de la trisomie 21 par les marqueurs sériques maternels est proposé aux femmes enceintes de tous âges, proposé certes, et non imposé ?
De même, dans certains groupes endogames, à risque élevé de maladies récessives, a été mis en place le dépistage des hétérozygotes avec diagnostic prénatal, pour la maladie de Tay-Sachs qui l’a fait disparaître chez les juifs ashkenazes new-yorkais, de même pour la tyrosinose au Québec chez les Canadiens d’origine française, de même pour la thalasémie à Chypre et le déficit en G-6-PD en Sardaigne.
Toutes les techniques bio-médicales visant à diagnostiquer une anomalie embryo-fœtale ne sont pas, à proprement parler, eugéniques, car elles ne visent pas l’amélioration du patrimoine génétique de l’espèce humaine, mais au bien-être de l’enfant à naître et à l’équilibre familial.
Le diagnostic prénatal est même anti-eugénique, en conservant les foetus hétérozygotes des maladies récessives, normaux phénotypiquement, il contribue à augmenter la fréquence du gène défectueux.
Le diagnostic pré-implantatoire est, certes, un tri des embryons qui ne deviendrait eugénique que s’il dérivait vers des choix de complaisance, de sexe ou de phénotype. Les PMA avec le contrôle génétique et cytogénétique des donneurs et donneuses de gamètes ainsi que des receveuses comporte aussi une sélection, mais sans amélioration du capital génétique de l’espèce humaine.
Quels sont pour finir cet exposé les derniers développements de la recherche et de la technique à risque eugénique?

Le séquençage du génome entraîne-t-il une dérive eugéniste ?
J’ai souvent entendu que le public attendait des généticiens une éradication des fléaux génétiques, à l’exemple des maladies infectieuses. Demande que Jean Frézal qualifiait de pure utopie.
Or, les techniques de séquençage permettant d’accéder à l’identité génétique ont progressé si rapidement que l’on est loin d’en mesurer la portée pratique. Entre 2001, date de la première version de la séquence génomique humaine et 2006, le séquençage est passé de la recherche à la pratique.
Aujourd’hui, on en est à la 4ème génération de séquenceurs à haut débit aptes en un temps court et à faible coût (100 euros et en 48 heures), alors que le premier séquençage a coûté 2 milliards d’euros et pris treize ans.
Le but est de comparer les régions de gènes codants (exomes) à des banques de données génomiques servant de références. Ensuite, il faut déterminer s’il s’agit de simples variants ethniques muets ou de mutations délétères, la gravité de l’expression phénotypique étant toujours impossible à prévoir.
En novembre 2013, le nombre de maladies à gène identifié dans l’OMIM s’élevait à 3954, affections responsables de 20% de la mortalité infantile et de 10 % des hospitalisations pédiatriques.
Le séquençage personnalisé peut s’appliquer aux couples à risque de maladies monogéniques, à la recherche des hétérozygotes dans la population générale, en préconceptionnel, et en prénatal non-invasif sur l’ADN fœtal circulant dans le sang maternel, mais on a entendu lors de ces Assises les difficultés de cette technique qui demande encore des recherches avant d’être applicable dans les génopathies et les aneuploïdies, ce qui éviterait les risques d’un geste invasif (amniocentèse et biopsie du trophoblaste qui entraînent entre 300 et 600 pertes fœtales par an), en néonatalogie pour identifier un syndrome malformatif connu ou un new-syndrome.
En définitive, je reprends à mon compte ici l’interrogation de Jean-Louis Mandel à la commission de biologie de l’Académie : pourquoi serait-il licite éthiquement d’éviter par le DPN la naissance d’un deuxième enfant avec mucoviscidose, amyotrophie spinale ou dystrophie musculaire, et non dès la première grossesse ? Le rapport coût/bénéfice sera-t-il pris aussi en considération, comme cela l’a été pour les dépistages néo-nataux  ?
L’Allemagne, marquée par les exactions du régime nazi au nom de l’eugénisme, refuse de mettre en œuvre un dépistage génétique de masse. À l’inverse, l’Etat d’Israël , n’ayant pas le même état d’âme, y compris chez les plus religieux, a étendu à la population générale le dépistage des si nombreuses génopathies affectant les juifs ashkenazes et séfarades, ce qui signifie un retour inattendu de l’eugénisme d’Etat. « Vérité en un temps, erreur dans un autre. » disait déjà Montesquieu.
Pour les maladies polygéniques l’intérêt prédictif est beaucoup plus discutable, car les résultats de ces tests génèrent une anxiété existentielle intolérable. Des entreprises se sont lancées à la conquête d’un tel marché lucratif. Paris-Match a même consacré une page de publicité cet été à la compagnie californienne « 23 and me » qui annonce : « Pourquoi ne pas génotyper le monde entier ? et donner les clefs de votre futur ».
Nombreux sont les gens curieux et séduits par de telles annonces. Il suffit d’envoyer un peu de salive par la poste et en retour on découvre ses prédispositions morbides. Bien que formulées en terme de probabilités, ces informations suscitent une panique qui précipite ces personnes aux consultations de génétique, ce qui aurait dû être fait en première intention.
Stanislas Lyonnet m’a appris que la Food and Drug Administration nord-américaine, le 26 novembre 2013, a demandé à la compagnie californienne fondée en 2006 par l’ex épouse du cofondateur de Google, de stopper immédiatement toute publicité sur les tests génétiques, sous prétexte que les résultats pouvaient conduire à des soins médicaux non nécessaires et inefficaces.
Le génome personnalisé aura certainement d’autres impacts positifs, en oncologie (pour déceler les prédispositions génétiques et les spectres mutationnels tumoraux) et en pharmaco-génomique pour distinguer répondeurs et non répondeurs, adapter la posologie de médicaments ciblés et éventuellement combinés pour les rendre plus efficaces en évitant leurs effets indésirables ; il y en a déjà des exemples.
Du génome personnalisé au métagénome et à l’hologénome.
Nos 10.000 milliards de cellules humaines portent notre génome d’environ 20.000 gènes. Il faut aussi considérer le microbiome hébergé par l’hôte. Celui-ci concerne 100.000 milliards de bactéries, dont plus de 5 millions de gènes seraient constitutifs de ce microbiome. L’équivalent d’un organe de 2 kg nous a précisé M. Ehrlich de l’INRA de Jouy –en-Josas.
Le microbiote intestinal humain a des relations fonctionnelles avec l’hôte qui méritent d’être mieux connues dans le rôle majeur qu’il joue dans la santé. Ainsi l’hologénome individuel devra rassembler toutes ces innombrables données bio-informatiques, dont le coût est encore impossible à évaluer.

Conclusion en forme de recommandation
Il est aisé de prévoir que ces évolutions scientifiques et technologiques exponentielles modifieront en le diversifiant l’exercice médical, dont la finalité sera toujours le diagnostic et le soin, mais ceux-ci seront de plus en plus adaptés à la personne malade et l’on voit émerger le concept de médecine personnalisée.
Ainsi devant « la dictature croissante des appareils et des techniques » que prévoyait et redoutait Paul Valéry, le médecin doit faire face à deux impératifs. Renouer avec l’humanisme, qui conjugue l’art et la science dans une relation de confiance qui est déjà en soi thérapeutique, et en raison du progrès biotechnique exponentiel, apprendre à maîtriser intellectuellement les nouveaux concepts, pour ne pas prendre le risque de voir échapper à la profession des secteurs entiers d’activité et peut-être surtout de responsabilité.
Sans jamais oublier le conseil de Montaigne, l’auteur immortel des Essais, incontournable à Bordeaux où il naquit, fut parlementaire ami du sarladais Etienne de La Boëtie, mais aussi maire et conseiller à Paris des derniers Valois et du premier Bourbon Henri IV :
« Qui se connaît, connaît aussi les autres, car chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition », auquel répond le principe d’humanité énoncé en 1875 par le philosophe allemand Emmanuel Kant : « Agis donc de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours et en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen. »
Je vous remercie de la qualité de votre écoute.
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