Prix de l'académie Montesquieu

Grand Prix 2015 : M. Michel DELON

Le Grand Prix 2015 de l’Académie Montesquieu a été remis le vendredi 23 octobre 2015 dans les Salons de l’Hôtel de Ville de Bordeaux à M. Michel DELON.

Devant une assistance nombreuse, l’académie Montesquieu était reçue par le maire de Bordeaux, représenté par M. Fabien ROBERT. Des allocutions de grande qualité, suivies avec attention, ont été prononcées par M. Christian TAILLARD, Président de l’Académie, par M. Jean MONDOT, responsable de l’organisation des Prix de l’Académie et par M. Armand SCHUSTER DE BALLWILL, responsable de la communication.
M. Michel DELON a donné une conférence remarquée sur le thème : « Montesquieu et le voile des femmes ».
Le Président lui a remis le Diplôme de Grand Prix 2015 de l’Académie Montesquieu ainsi que le chèque l’accompagnant. M. Schuster de Ballwill lui a remis un magnum de château Montlau 2012.

 

Allocution de M. Jean MONDOT

Monsieur le Maire, Mesdames et Messieurs,
Cher Michel Delon,

Afin de prévenir les malentendus, Mesdames et Messieurs, le lauréat que notre Académie distingue aujourd’hui n’a pas la notoriété extensive qu’une star homonyme mais autrement prénommée possède, toutefois la notoriété de notre lauréat dans le domaine de la recherche dix-huitiémiste pourrait lui valoir aussi ce qualificatif de star. On ne s’étonnera donc pas que notre académie lui remette aujourd’hui son grand prix pour l’ensemble de ses travaux

Qui est Michel Delon ?
Il appartient, comme il le dit lui-même, à la génération des babyboomers. Un équivalent français du terme fait défaut, C’est-à-dire à une génération née juste après la deuxième guerre mondiale, celle des 30 glorieuses ou/et celle qui a eu 20 ans en 68.
Il est issu d’une lignée de 4 générations d’instituteurs. Cette noblesse pédagogique et scolaire lui est chère puisqu’il lui rend hommage à la fin de l’introduction de sa thèse et qu’il la rappelle volontiers à d’autres occasions.
Il fait ses études secondaires au lycée annexe du Lycée Voltaire et, note-t-il, dans des baraquements. Il s’inscrit ensuite à la faculté des lettres, en Sorbonne.
68 est son année de Licence avec un L majuscule, il s’agit du diplôme. Deux ans après, il passe ave succès l’agrégation de lettres modernes.
Suivent deux années en lycée dont la deuxième au Lycée Voltaire. On notera l’ insistance ou la convergence des signes. Cela dit, il en est de moins astrologiques que ces noms d’établissement : Michel Delon a rédigé un mémoire de maîtrise ( on disait autrefois diplôme d’étude supérieur) dont le sujet était Rousseau et Sade, c’est dire que sa recherche s’inscrivait dès le départ sous le signe du XVIIIe siècle et du paradoxe, peut-être aussi de la provocation. Sade était à l’époque un auteur qui avait été plus fréquenté par les surréalistes et leurs continuateurs que par les universitaires. À noter l’esprit d’ ouverture de son directeur de recherches, grand maître des études dix-huitiémistes, Jean Fabre.
Comme beaucoup d’autres babyboomers, Michel Delon participe aux événements de 68, avant d’être « aspiré » en 1973 par l’enseignement supérieur comme assistant à l’Université de Caen.
En 1981-1988 il est recruté comme maître-assistant, puis maître de conférences à l’Université d’Orléans à la faculté des lettres où il retrouve des baraquements (encore !). 1988-1997devient professeur à l’Université Paris X-Nanterre puis en 1997 à la Sorbonne Paris IV d’où il se retire 16 ans plus tard en 2013 dix-huitiémiste accompli et reconnu internationalement j’en donnerai quelques preuves un peu plus loin.
Sa réputation de dix-huitiémiste, il l’a fondée assez vite par une série d’articles d’abord, mais surtout par une thèse sur « l’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820) », thèse soutenue en 1985 et publiée au PUF en 1988. Mais une thèse ne se signale pas seulement par son sujet et la qualité de son propos, mais aussi par le jury devant lequel elle est soutenue. Et dans ce jury figurent quelques grands noms de la recherche dix-huitiémiste. Robert Mauzi, Roland Mortier, René Pomeau, Jean Deprun. Robert Mauzi, auteur d’un ouvrage fondateur sur l’idée de bonheur au XVIIIe siècle, R.Mortier, comparatiste d’outre-Quiévrain qui vient de nous quitter est l’ éminent auteur d’un Diderot en Allemagne , René Pomeau grand voltairiste est l’auteur d’un ouvrage quasi définitif sur la Religion de Voltaire, Jean Deprun, philosophe auteur d’une thèse sur l’inquiétude au XVIIIe siècle. La thèse de Michel Delon sur l’idée d’énergie s’inscrit parmi ces thèses et d’autres grandes, telles que celle de J.Ehrard sur l’idée de nature dans la première moitié du XVIIIe siècle, de Jacques Roger sur les science de la vie dans la pensée française, Jacques Proust sur Diderot et l’encyclopédie, de Jean Sgard sur l’abbé Prévost mais connu aussi par ses travaux qui ont ouvert un continent de textes jusque là oublié ou ignoré celui des journaux.
Ces ouvrages, dont la thèse de M. Delon, renouvellent en profondeur les études sur le XVIIIe siècle qui avaient été illustrées avant la guerre de 39-45 par les grandes œuvres de Paul Hazard, de Daniel Mornet et de Raymond Naves.

Qu’apportait l’ouvrage de M. Delon ?

L’ idée d’énergie avait déjà été visée par son maitre Jean Fabre dans un ouvrage de 1963 intitulé Lumières et romantisme. Énergie et nostalgie de Rousseau à Mickiewicz. Michel Delon poursuit lui un projet plus vaste, plus englobant, d’histoire des idées, non plus seulement d’histoire littéraire. Il rappelle que le concept d’énergie est présent dans le vocabulaire philosophique dès l’antiquité en particulier chez Aristote. Mais il émerge avec une vigueur nouvelle au XVIIIe siècle. Mme du Deffand signale cette émergence et sa nouveauté dans une de ses correspondances en 1779. « le mot énergie,écrit-elle, est devenu une mode et [qu’]l’on n’écrit plus rien qu’on ne le place ». Le concept est nouveau. Il vient s’opposer aux rigidités réglementées de l’esthétique, de la rhétorique et aussi de la science classique. Il privilégie le mouvement, la vie, la sensibilité. « L’idée d’énergie bouscule ainsi toutes les grilles normatives et les hiérarchies préétablies ». Un auteur va tout particulièrement en user, c’est Diderot. Il bouscule les genres littéraires invente le drame bourgeois avec Le fils naturel et Le père de famille que l’auteur dramatique allemand Lessing dix ans plus tard tentera d’importer en Allemagne. Mais il innove plus encore dans l’écriture romanesque, que l’on songe au Neveu de Rameau (traduit par Goethe) ou à Jacques le fataliste traduit partiellement par Schiller mais surtout si souvent cité, repris, joué encore aujourd’hui de Kundera à Eric-Emmanuel Schmitt en passant par Hans Magnus Enzensberger qui le désigne comme le « livre de sa vie ».
Diderot esprit protéiforme aux aguets, à l’affût, à l’écoute de toute son époque, qu’il s’agisse des sciences, de l’économie, du théâtre, de la littérature ou de la peinture, était fait pour s’atteler à la tâche titanesque de rassembler les savoirs de son temps Il fallait un esprit comme le sien, une énergie comme la sienne pour diriger l’aventure ou, comme dirait Robert Darnton, l’entreprise de l’ Encyclopédie. Cette somme des savoirs ne pouvait que marquer les lecteus de son temps et la postérité.
M.Delon en a repris l’idée dans un domaine plus circonscrit que celui de son modèle mais néanmoins considérable, celui des Lumières. On lui doit en effet un Dictionnaire européen des Lumières publié en 1997 et réédité dans la collection « Quadrige »en 2007. Il a bénéficié d’une traduction américaine en 2001, parue sous le titre Encyclopedia of the Enlightenment.
Dans cet ouvrage qui mobilisa plus de deux cents collaborateurs venus de toute l’Europe et au-delà et qui compte plus de 400 entrées M. Delon a rédigé les rubriques Bonheur, Boudoir, Castrat, Danemark, Energie, France, Larmes, Lumières, Méchant, Montgolfière, Passions, Persiflage, Préjugé, Pygmalion. La diversité de ces « vedettes » montrent bien la diversité des intérêts
Je reviendrai d’abord sur la définition des Lumières. M.Delon réfute d’entrée l’idée d’un système. Les Lumières, écrit-il, ne se réduisent à aucune philosophie en isme. Elles servent de métaphore à la raison humaine après avoir désigné la raison divine. On passe du singulier au pluriel, celui des connaissances et l’on s’en sert par métonymie pour définir un mouvement de sensibilité et d’idées caractéristique d’une époque en France et, avec des variantes, aussi dans le reste de l’Europe. Il n’est d’ailleurs pas sûr que la France si elle a donné un éclat particulier à cette période ait été à l’origine du mouvement . Pour cela, il faudrait voir du côté de la Hollande et de l’Angleterre mais nous ne reviendrons pas ici sur le problème des Lumières radicales dont ces deux pays, la Hollande en particulier, seraient l’origine . Contentons-nous de constater avec M.Delon que les Lumières échappent au dogmatisme. Elles échappent aussi au reproche adornien d’avoir facilité /causé l’avènement des totalitarismes parce qu’elles intègrent dès le début la critique dans leur habitus et qu’elles ne se définissent que dans « leur propre relativisation historique et leur remise en question ». On peut ajouter que les Lumières fondent sur la raison de chacun leur aspiration à l’autonomie et donc à l’émancipation. Leur instrumentalisation au service d’un pouvoir ne pourrait donc être qu’en contradiction avec leur inspiration originale. Ce n’est pas un hasard si la recherche sur les Lumières a repris de plus belle après l’effondrement des idéologies totalitaires qui avaient prospéré au XXe siècle. Tous les pays, même ceux dont l’histoire ne semblait pas avoir été très favorable aux principes des Lumières, ont vu leurs érudits et chercheurs fouiller à nouveau frais leur passé pour dénicher la présence des Lumières dans leur histoire, comme si cette présence devenait la garantie indispensable d’une modernité ouverte et démocratique. Et comme si cette ouverture convertie en liberté d’expression devenait le socle du projet politique des Lumières, à en croire Habermas, liberté constitutive du projet même. Le fait est que de nombreuses sociétés d’étude du dix-huitième siècle se sont créées à l’initiative de la France et de la Grande Bretagne dans les années 60 (on en compte une quarantaine) et qu’il existe même une Société internationale qui réunit tous les quatre ans un grand congrès des Lumières d’un millier de participants.
M. Delon insiste sur les aspects dialogiques et conciliants des Lumières. Ainsi dans un dialogue fictif à la fin de son Diderot cul par-dessus tête il fait répondre à Diderot dont le plaidoyer pour la modération l’étonne. « Tout dépend des circonstances. Lorsque des puissants prétendent nous empêcher de vivre et de penser, que les prêtres s’en mêlent et interdisent jusqu’au moindre plaisir, il faut bien vanter les passions et même les grandes passions. L’impatience et l’irrespect deviennent des devoirs. Lorsque la conciliation est possible, il ne faut pas en négliger les ressources.
Dans une interview récente [Cahier de Sciences et vie] il déclarait encore plus nettement : » se réclamer des Lumières revient seulement à revendiquer le droit à la discussion et à la confrontation dans une société ouverte. C’est affirmer sa confiance dans la possibilité qu’ont les êtres quels que soient leur religion, leur couleur de peau, leur sexe et l’usage qu’ils en font, à dialoguer et à vivre ensemble au delà de toutes leurs différences ». Voila un message qui devrait bénéficier d‘une large diffusion.

Mais M.Delon ne s’intéresse pas qu’au message transhistorique des Lumières. Il s’intéresse aussi à l’expérience sociale et humaine des Lumières au siècle qui les a vu naître et prospérer.
Nous avons vu que dans la liste des articles dont il est l’auteur dans son Dictionnaire figurait Bonheur et Boudoir. C’est que pour lui cette aspiration au bonheur qui au moment où Saint Just le déclara n’était plus tout à fait aussi neuve a toujours valeur d’injonction philosophique et politique. Sans doute, Saint Just pensait au bonheur collectif alors que la plupart des philosophes l’envisageait sous sa forme individuelle. Mais pour tous, c’était en tout cas une revendication pour l’ici-bas. La présence du boudoir dans la liste des entrées du Dictionnaire montre que pour M.Delon le bonheur n’est pas une notion abstraite que s’y ajoute un note de luxe, mais aussi de discrétion, de bon ton, de familiarité sans débraillé, Le boudoir est le lieu où la réussite du siècle, la conversation, se donne libre cours préludant aux plaisirs de la nuit et du moment. Sans doute est-ce un lieu également qui protège assure, garantit, la liberté des femmes. Car les femmes en effet bénéficièrent en France dans la société d’Ancien Régime – singularité française selon Mona Ozouf – d’une place privilégiée, aux portes de l’émancipation ou pour quelques une déjà au-delà.de ce seuil. M.Delon savoure fait savourer cette alliance des plaisirs du corps et de l’esprit, de la rhétorique et des amours. Il apprécie l’érotisme allusif « gazé » selon l’expression du temps. Et il goûte la légèreté de ce siècle qui après la mort du grand roi connut sous la Régence un temps de libertinage qui ne fut pas seulement philosophique. Ce siècle a développé une sensualité dont la fiction littéraire et la peinture ont rendu abondamment compte et que M.Delon se plait à étudier et commenter con brio. Les liaisons ne furent pas toutes dangereuses. Crébillon d’un côté Watteau, Fragonard et Mozart de l‘autre en témoignent éloquemment. On ne s’étonnera pas dans les publications de M. Delon de la place d’un Don Giovanni ou d’un Casanova. On s’étonnera peut-être davantage de la place de Sade. Mais M. Delon s’en explique et trace « une ligne de démarcation claire entre l’inacceptable de l’agression de l’autre, de sa transformation en simple objet et la défense du droit au fantasme, à la déviance, à une définition personnelle du plaisir et de la douleur ». L’ esprit de tolérance s’étend donc à l’intolérable dès lors qu’il demeure dans l’ordre du fantasme. Sade intéresse alors comme témoin de l’amplitude philosophique du siècle dit des Lumières.

Voilà Mesdames et Messieurs quelques aperçus des idées de M. Delon sur les Lumières et le siècle qui les vit naître.
J’ai cité sa thèse sur l’énergie, son Dictionnaire et quelques articles de sa plume mais aussi d’autres ouvrages tel que Diderot cul par dessus tête et Le principe de délicatesse, libertinage et nostalgie au XVIIIe siècle . Evidemment j’aurais pu en citer d‘autres qui font partie d’une imposante bibliographie comme par exemple :

La Littérature française du XVIIIe siècle, avec P. Malandain, PUF, 1996
Anthologie de la poésie française du XVIIIe siècle, Gallimard-Poésie, 1997
L’Invention du boudoir, Zulma, 1999. Traduction italienne, Florence, Le Lettere, 2010
De l’Encyclopédie aux Méditations, 1750-1820, avec R. Mauzi et S. Menant, Arthaud, 1984, GF Flammarion, 1998.
Les Liaisons dangereuses de Laclos, PUF, l986.
Ses Ed.de Sade et Diderot , dans la « Bibliothèque de la Pléiade », 3 vol., 1990-1998.
Le XVIIIe siècle libertin, de Marivaux à Sade, Citadelles & Mazenod, 2012. Traduction américaine, The Libertine. The Art of love in Eighteenth-Century France, New York, Abbeville Press, 2013.
Sade un athée en amour, Albin Michel, 2014.
Album Casanova, Gallimard, 2015.

Bien sûr je ne compte pas tous les articles publiés dans des revues scientifiques mais aussi dans le Magazine littéraire, ou la Revue des deux mondes. Car M. Delon est présent dans l’espace public y compris dans les médias de masse comme la télévision. On l’a encore vu récemment.
M. Delon a acquis par ses travaux une notoriété certaine et méritée, mais il a un autre mérite. Ce n’est pas un chercheur solitaire. il sait animer une recherche collective comme l’entreprise du Dictionnaire l’a montré, mais aussi comme sa participation au travaux des sociétés savantes l’ a amplement prouvé. Il a été président de la Société française d’étude du 18e siècle et il est actuellement vice- président de la Société internationale.
Tous ses mérites sont été déjà largement reconnus. Il a reçu de nombreux prix et distinctions : il est doctor honoris causa de l’université de Bonn. Il a reçu en 1992 le prix de romanistique Hugo Friedrich à Freiburg, en 2013, le Prix de la recherche de la Fondation Alexandre von Humboldt, en 2014 Prix de l’essai Paris-Liège (Diderot, cul par dessus tête) et aussi le Prix de l’Académie des sciences morales et politiques

Il a été élu à l’Académie royale du Danemark, à l’Académie des sciences de Turin. Il était temps que notre Académie s’associe à toutes ces compagnies [

A la fin de l’introduction au Dictionnaire, il formait le vœu suivant, lié à sa définition des Lumières  : » Nous aimerions que le lecteur en retrouve, dans les articles qui suivent, la vigilance intellectuelle et le dilettantisme amoureux, la rigueur morale et le goût de la vie.
Une vie de travail consacrée à ses aspirations et à leur promotion se devait d’être récompensée.
C’est dans cet esprit en tout cas que notre Académie à souhaité te remettre, cher Michel Delon, son grand prix pour l’ensemble de tes travaux.