Communications

Champollion, un génie perturbateur par Jean Maumy – séance du 9 mars 2020

 Les raisons qui ont poussé le Directoire à la fameuse expédition d’Egypte en 1798 ont été multiples. En plus de l’égyptomanie grandissante qui se faisait jour en Europe, Talleyrand y voyait une colonie aux revenus profitables, Bonaparte un blocage de la route des Indes pour l’Angleterre et le Directoire l’occasion sans doute d’éloigner de Paris ce général corse un peu trop triomphant en lui faisant miroiter les fastes d’un Orient à sa portée dans un empire ottoman déliquescent. Toujours est-il que cette expédition, qui s’est terminée par un pitoyable échec militaire, n’a pas eu la triste réputation qu’elle méritait si Bonaparte n’avait pas eu la géniale initiative d’ajouter à ses 38.000 soldats ce contingent, inouï à l’époque, des 167 meilleurs savants de la jeune république qui dévoileront à l’Europe avide de les connaitre les 35 siècles de la civilisation oubliée des Pharaons.   

 Une fois installé en Basse Egypte et au Caire après la brillante victoire des Pyramides, Bonaparte lança un corps d’armée avec Desaix, le futur vainqueur malheureux de Marengo, pour conquérir la Haute Egypte jusqu’à Assouan. Pas loin de 1.000 kilomètres à pied pendant six mois sous une chaleur écrasante et des combats continuels contre les Mamelouks mais sans la perte d’aucun des scientifiques car dès que les ennemis s’approchaient les officiers criaient « Formez le carré, les ânes et les savants au milieu ! » Ainsi ballotés, ils dessinèrent, peignèrent avec une passion enthousiaste les fantastiques monuments qu’ils découvraient, hélas couverts d’hiéroglyphes qui leur restant totalement incompréhensibles les empêchaient d’y rien comprendre… Rappelons qu’il existait trois écritures dans l’Egypte antique. Les hiéroglyphes, écriture figurative gravée dans la pierre réservée aux Dieux et aux Pharaons (en grec « hieros » veut dire sacré et « glyphen » gravé), l’écriture hiératique, elle cursive écrite à l’encre sur papyrus pratiquée par le clergé et enfin la démotique, elle aussi cursive sur papyrus et réservée à la population (« démos », le peuple).

  Tous ces savants revinrent au Caire porteurs d’une énorme masse de documents à l’origine de la fameuse « Description de l’Egypte » qui fera merveille à une Europe ébahie  d’autant plus qu’elle restait celle d’une civilisation aussi grandiose que mystérieuse car muette du fait de l’impasse complète de l’interprétation de ces hiéroglyphes. Un grand espoir était cependant survenu quand, lors des travaux de réfection d’un fort situé à Rosette sur le bras gauche du delta du Nil, avait été trouvé un fragment en granit noir d’une stèle ptolémaïque remontant au 2° siècle avant J.C. Elle portait trois versions d’un même texte. L’un en grec, le deuxième en démotique et le dernier en hiéroglyphes. La traduction du grec fut aisée mais n’apporta rien pour la compréhension des autres textes. On pensa donc qu’une fois en France le déchiffrement pourrait être fait par les spécialistes de l’Ecole des Langues orientales. Mais l’Histoire en décida autrement.  

Après la défaite navale d’Aboukir, leur traître abandon par Bonaparte et l’assassinat de Kléber, les forces françaises furent finalement vaincues par la coalition anglo-turque. A leur reddition en 1801 les Anglais exigèrent comme butin de guerre la totalité des recueils et documents scientifiques français récoltés sur l’Egypte pendant l’expédition. Geoffroy Saint Hilaire refusa net : « Nous préférons tout détruire et vous ferez de nous ce qu’il vous plaira… ». Finalement, après tractations, le général anglais Hutchinson autorisa la Commission scientifique à garder et ramener en France tous les dessins et collections à l’exception de la pierre de Rosette dont il avait compris l’intérêt majeur. C’est pour cela qu’elle est depuis à Londres au British Museum. Est-ce donc un Anglais qui allait la déchiffrer ?   

Or il s’est trouvé qu’en ce temps-là un enfant de 11 ans, nommé Jean-François Champollion venait de Figeac (Lot), sa ville natale, rejoindre son frère ainé Jacques-Joseph à Grenoble (Isère).  

        Les Champollion à Figeac    
Jacques Champollion, le père de Jean-François, était un colporteur venu de Dauphiné en Quercy. Pour arrondir ses maigres revenus de paysan, il partait à la morte-saison sur les chemins enneigés d’hiver, pliant sous le poids de sa hôte remplie d’almanachs, d’images pieuses, de devinettes et de maximes qu’il allait vendre de village en village. Il avait finalement arrêté son errance à Figeac quand il avait accepté de reprendre une librairie à l’abandon. Il s’y était marié, avait acheté une maison avec la dot et fondé une famille de quatre enfants parvenant à l’âge adulte. Jacques-Joseph en était l’aîné, suivi de Thérèse et Marie et enfin de Jean-François 12 ans après l’aîné. Cependant quand le vent révolutionnaire avait atteint Figeac, le père Champollion se découvrit être un jacobin bien plus attiré par les harangues sur les tribunes ou les bistrots de la région que par la gestion de sa librairie si bien que ce fut l’adolescent Jacques-Joseph qui l’y remplaça d’autant plus aisément qu’il se trouva passionné par la lecture de tous les livres anciens qu’il y découvrit. Cette attirance ne fit que s’amplifier après la grande surprise que lui apporta son frère et qui allait façonner le cours de sa vie. Un jour qu’il était plongé dans un livre il ne remarqua pas l’arrivée de son frère Jean-François, âgé alors de 4 à 5 ans, auquel il n’avait jusque-là guère prêté d’attention, et qui s’était silencieusement assis à côté de lui. Mais au bout d’un moment il se rendit soudain compte que l’enfant était en train de lire, quoiqu’en ânonnant, le missel de sa mère ouvert sur la table. Sa surprise fut totale quand il réalisa tout d’un coup que personne ne lui avait encore  enseigné quoi que ce soit et donc qu’il ne pouvait avoir appris à lire que tout seul. A presque 5 ans, tout seul ! Tout seul !… Eberlué il lui demanda comment il avait fait et Jean-François s’exécuta avec le malin plaisir d’avoir enfin obtenu l’attention de son frère aîné.   

Madame Champollion mère, très pieuse, allait souvent à la messe du matin avec dans sa main droite son missel et dans la gauche celle de son dernier fils qui suivait en trottinant. Bien que de bonne éducation, et comme beaucoup de femmes alors, elle ne savait pas écrire mais pouvait lire non sans difficulté et donc lentement. Une fois installé près d’elle, Jean-François l’écoutait suivre l’office à voix haute dans son missel et il redoublait d’attention quand elle tournait une page. Car elle passait alors par une réclame, c’est-à-dire que la dernière syllabe en bas de la page de droite était détachée et grossie et en plus réimprimée en haut de la page suivante pour permettre au lecteur hésitant de ne pas perdre le fil de la lecture. L’enfant mémorisait bien le mot par la syllabe répétée et visualisait surtout la page en question, et ainsi de suite pendant toute la messe. De retour à la maison, il retrouvait par la vue tous les passages avec réclame qu’il savait par cœur. Il gribouillait le dessin des lettres d’imprimerie en rapport avec les sons entendus et les alignait les uns derrière les autres. Il réussit à force de travail à retrouver la valeur et la prononciation de chaque lettre, puis de chaque syllabe et enfin de chaque mot qu’il reconnaissait par le son. Son système une fois au point, et grâce à sa mémoire surprenante, il le développa et parvint à déchiffrer des pages entières. Il avait bien trouvé à lire par la mémoire, le dessin, le son… et une volonté surprenante ! 

Admiratif, Jacques-Joseph s’intéressa alors vivement à son petit frère d’autant que celui-ci se mit à trainer à la librairie en lui demandant de le conseiller dans le fouillis des livres qu’il y découvrait avec enthousiasme. Si bien que peu à peu il prit goût à le diriger dans ses choix, à former ses idées et lui faire découvrir émotions et sentiments. Comme l’école des religieux avait été fermée par les révolutionnaires, il devint son enseignant, son confident et se tissa ainsi entre les deux frères des liens indescriptibles qui ne se déferont jamais. Il en était à lui apprendre le latin et le grec qu’il absorbait comme une éponge à l’âge de 8 ans, quand il dut quitter Figeac pour se fixer à Grenoble où des cousins lui offraient un emploi dans leur maison de commerce en textile. La séparation fut dure pour les deux frères, surtout pour Jean-François qui continua son enseignement avec l’abbé Calmels qui, conquit par ses dons pour l’étude des langues, le poussa même un peu dans l’hébreu mais se heurta à son refus des mathématiques et de l’orthographe. La seule surprise pendant ces trois années fut l’arrivée inexplicable à la librairie d’un numéro du « Courrier d’Egypte » datant du 2 Fructidor an VIII annonçant la découverte de la pierre de Rosette avec un fac-similé de mauvaise qualité où Jean-François se persuada d’avoir compris quelques mots du texte grec écrit par un pharaon. Cela le mit en transe… d’un pharaon ! La Bible ne parlait-elle pas des pharaons ? Et il se jeta dans sa lecture… Devant de telles dispositions, l’indifférence de son père et les appels à l’aide de Jean-François, Jacques-Joseph finit par obtenir sa garde et il arriva à Grenoble le 23 mars 1801. 

        Des dons exceptionnels
Grenoble 
Grenoble, Athènes des Alpes, avait vite stimulé les appétits intellectuels de Jacques-Joseph devenu enseignant de grec, collectionneur et bibliophile passionné. Il s’était de plus lié avec Joseph Fournier physicien de renom et ancien de l’expédition d’Egypte que Bonaparte avait bombardé malgré lui Préfet de l’Isère et chargé, en plus, de rédiger l’introduction de la fameuse « Description de l’Egypte » avec tous les documents ramenés. Débordé par toutes ces fonctions il avait en partie confié cette dernière à Jacques-Joseph qui se plongea ravi plus avant dans l’étude des langues anciennes avec en filigrane la question lancinante des hiéroglyphes. Dans cette ambiance Jean-François ne put que s’enflammer très vite pour elle devenue un sujet obsessionnel au point que cet adolescent déclara à 12 ans à un de ses amis : « C’est moi qui trouverai un jour… » Et de fait, admis au lycée de Grenoble il n’en fut qu’un élève très moyen car se consacrant en parallèle et tout seul à l’étude des langues sémitiques pour trouver l’énigme des trois langues antiques égyptiennes.   

Jean-François convint rapidement que toutes ces langues sémitiques ont une racine commune qui se perd dans la nuit des temps et s’écrivent toutes avec des caractères donnant chacun un son. Ce sont donc des alphabets. Seuls les hiéroglyphes s’écrivent avec des dessins descriptifs qui indiquent une idée et non un son. Ils sont donc idéographiques. Exemple le mot « lion ». La lecture idéographique dit bien qu’il s’agit d’un lion alors que la lecture alphabétique ne désigne que la consonne « l » du mot lion, d’autant plus que les langues sémitiques omettent la plupart des voyelles. Des deux possibilités qu’elle est la bonne et n’y aurait–il pas une filiation entre les deux ? De toute façon cela ne démontre pas comment se dit le mot « lion » ni la lettre « l » dans la langue égyptienne ancienne qui reste inconnue car elle  résulte d’un mélange des apports linguistiques de tous les peuples qui ont entouré l’Egypte pendant 35 siècles, 35 siècles !… Au Nord les Grecs, au Levant les Hébreux, les Mésopotamiens et les Perses, à l’Est les Arabes, au Sud les Ethiopiens, à l’Ouest les Berbères libyens. De plus trois envahisseurs avaient successivement bouleversé la langue primitive, les Perses au VI° siècle avant JC, les Grecs Ptolémée au III° siècle avant JC et enfin les Arabes au VII° siècle après JC…L’énigme à résoudre était donc double : l’écriture et la langue. Jean-François s’était fait à l’idée qu’en étudiant toutes ces langues qui avaient composé cette énorme pelote linguistique, il trouverait bien un jour le bon fil à tirer pour dévider toute la pelote. A toutes celles-ci il dut vite ajouter la langue copte. Car si elle était devenue une langue quasi morte après son balayage par l’arabe, elle survivait toujours comme langue liturgique de l’église chrétienne qui s’étendait auparavant d’Alexandrie jusqu’en Ethiopie en remontant tout le Nil. Elle était indubitablement la version hellénistique de la vieille langue pharaonique et peut-être la cachette du trésor. Mais à Grenoble il n’y avait aucune ressource pour l’étudier et il fallait pour cela aller à Paris.   

Devant son engagement aussi passionné qu’exclusif pour les langues orientales, Jean-François résolut de quitter le lycée sans attendre de passer son baccalauréat et avec l’appui et l’aide de son frère il partit à 16 ans pour Paris continuer ses études à l’Ecole des Langues Orientales et au Collège de France.   

       Etudiant à Paris
Chichement financé par les modestes revenus de son frère, Jean-François vécut mal son séjour à Paris qu’il trouvait froid, sale, arrogant et soumis aux coteries. Mais il suivit avec ardeur ses cours au Collège de France en arabe avec Sacy, en hébreu et syriaque avec Audran et aux Langues Orientales en persan avec Langles et en copte avec Don Raphaël. C’était un élève si brillant qu’Audran tombé malade lui demanda de le remplacer et le voilà à 18 ans enseigner l’hébreu au Collège de France ! Il fut d’autant plus stimulé dans ses études que se faisait jour peu à peu en Europe un intérêt croissant pour la résolution de l’énigme des hiéroglyphes par le nombre de publications, de déclarations voir de prises de position dogmatiques qui apparaissaient. Jean-François rassura son frère inquiet car il se sentait convaincu de poursuivre dans la démarche qu’il avait choisie. En effet à 19 ans il connaissait plus de 15 langues : outre l’allemand, l’anglais et l’italien, il était devenu expert en hébreu, arabe, en syriaque, chaldéen et araméen ainsi qu’en turc, en persan, en sanscrit, en éthiopien, en berbère sans oublier le copte dont il finit par composer une grammaire et un lexique. De plus il avait mémorisé plus de 800 signes hiéroglyphiques, hiératiques et démotiques. Personne alors n’avait de telles connaissances. Jean-François le savait et faisait fi du dédain que lui manifestaient les autres chercheurs qui ne voyaient en lui que les foucades d’un adolescent présomptueux.    

       C’est à cette époque que Jacques-Joseph, toujours aussi entreprenant, acquit du pouvoir impérial la promotion de Grenoble en Université. Il obtint de plus sa nomination à la chaire de Grec et celle de son frère à celle d’Histoire. Jean-François fut heureux de quitter Paris et se retrouva à 19 ans le plus jeune professeur d’histoire de France.  

            Professeur à Grenoble
Nous sommes en 1809 à l’apogée de l’Empire qui fut aussi celui des frères Champollion dans la pleine force de leur âge et de leurs talents. Ils étaient devenus le donjon littéraire de la Faculté car outre leurs deux chaires, ils avaient aussi obtenu la direction de la bibliothèque de la ville où Jean-François avait élu domicile, ainsi que celle des « Annales de l’Isère » dont ils rédigeaient les éditoriaux hebdomadaires. Ils déployèrent un inlassable dynamisme notamment avec le préfet Fourier formant un trio qui devint après Paris le 2° pôle de recherche sur l’Egypte mais aussi littéraire dans les cénacles de la ville et au théâtre allant même à y jouer une parodie burlesque du « Bajazet » de Racine écrite par Jean-François qui eut un grand succès. En ce temps-là aussi Jacques-Joseph se fit appeler Figeac, contraction de Champollion de Figeac, et Jean-François Champollion le Jeune ou mieux « seghir » qui en arabe veut dire « le petit » et, par extension, le puiné.

Hélas, plus les frères Champollion voulaient faire fleurir l’esprit de la ville, plus on les accusa d’être par trop dominateurs et une sourde hostilité jalouse naquit contre eux. On convoitait leurs chaires, on critiqua leur mainmise sur la bibliothèque, on s’offusqua de leurs éditoriaux. Pour finir ce fut une levée de boucliers car les royalistes y voyaient du jacobinisme, les calotins de l’anticléricalisme, les républicains des relents aristocratiques et les gens au pouvoir de l’anarchisme. Il faut avouer que Figeac n’était pas un adversaire de l’Empire dont il profitait bien et que Seghir s’affirmait comme un républicain, polémiste redouté dans les « Annales » d’autant que son caractère alors coléreux ne facilitait pas ses relations quotidiennes. Cette inimitié, ajoutée aux événements à venir, allait en faire un perturbateur tant politique que scientifique et compliquer toute sa vie.

       Perturbateur politique
A son retour sur le trône après la chute de l’Empire, Louis XVIII eut la sagesse d’éviter tout bouleversement vengeur ce dont profitèrent les frères Champollion malgré les grondements malveillants qui les menaçaient de toutes parts. Ce temps incertain, en suspension, dura jusqu’à l’épisode des 100 jours dont Grenoble fut un détonateur. 

En effet le 7 mars 1815 on apprit que l’Empereur, de retour de l’ile d’Elbe arrivait par la route des Alpes. Un régiment avait aussitôt été dépêché pour arrêter « l’usurpateur » mais une fois en face de lui qui s’exposait redingote ouverte, les soldats, au lieu de tirer comme on leur commandait, avaient soudain jeté leurs fusils en l’air en hurlant « Vive l’Empereur !! ». Cette incroyable volte-face avait ensuite déferlé le long de son parcours et Grenoble l’avait accueilli dans un enthousiasme communicatif qui l’accompagnera comme une trainée de poudre « jusqu’aux Tours de Notre Dame ».

Le comble fut, qu’emporté par les déclarations du néolibéralisme de Napoléon, Figeac devint son secrétaire et partit avec lui pour Paris où il sera un des rédacteurs de la nouvelle Constitution de l’Empire proclamée au Champ de Mai… Enfin, bien après Waterloo, Grenoble fut la dernière ville à s’opposer à l’occupation des Alliés, en l’occurrence les Autrichiens, et durant 3 jours Seghir fit avec ardeur le coup de feu contre eux sur les remparts de la ville qui fut la dernière à remplacer le drapeau tricolore par celui à fleurs de lys. De tels comportements ne pouvaient rester impunis et la Restauration fut dure pour la ville. Seghir dut quitter la Bibliothèque et abandonner « les Annales » mais, par bravade, il ne put s’empêcher de lancer dans son dernier éditorial un dernier défi en y portant un toast à la République :

Comme un autre j’ai mes amours
Et puisqu’il faut que je m’explique
Je porte et porterai toujours
Tous mes toasts à la République

Avec un tel passif la Terreur Blanche ne pouvait que s’abattre sur les frères Champollion qui, démis de toutes leurs fonctions, furent convoqués par le nouveau Préfet… « car il est bien de montrer de l’énergie envers ces hommes pour lesquels rien n’est sacré. Depuis longtemps les frères Champollion étant désignés par l’opinion générale comme des ennemis du gouvernement d’autant plus à craindre qu’ils réunissent beaucoup de talents, d’esprit et de connaissances… » qui leur signifia, non la prison comme tant d’autres, mais leur mise en un exil, quoiqu’assez doux vu leur renommée universitaire, puisqu’on se contentait de les expulser seulement à Figeac, leur ville d’origine, où ils durent partir sur le champ.   

       L’exil à Figeac
Passé le temps des heureuses retrouvailles dans la maison familiale avec les deux sœurs Thérèse et Marie, 15 et 18 ans après leur départ, le quotidien des deux frères à Figeac s’avéra vite pénible et difficile d’une part en raison des tracas apportés par le père devenu un alcoolique irréductible et d’autre part à cause de l’ennui de ces deux intellectuels privés de leurs sources, soumis à la censure et assignés à résidence sous contrôle policier. L’épreuve fut la plus dure pour Seghir qui venait de se fiancer avec Rosine Blanc, fille d’un riche gantier de Grenoble qui refusait le mariage de sa fille avec un condamné politique sans le sou et sans avenir et dont les élucubrations égyptiennes étaient tout sauf un métier. Profondément déprimé, Seghir résolut alors d’abandonner ses études linguistiques et devenir notaire pour avoir une profession et des ressources qui lui permettraient d’épouser Rosine et, ce, en dépit de toutes les oppositions déployées par son frère et son entourage.

Le salut pour les deux frères vint de l’intérêt que leur apporta le préfet du Lot à Cahors qui, faisant fi de toute politique, leur procura le confort et la considération qui lui paraissaient leur convenir. Et c’est ainsi qu’il vint, fort à propos, les entrainer à la recherche d’une vieille rengaine locale qui était de retrouver l’oppidum d’Exelodunum situé dans les environs de Figeac. Cité par Jules César et Hirtius, c’est là qu’en – 51 avant JC et après Alésia s’était passé le dernier combat héroïque où 2.000 gaulois avaient succombé à 30.000 soldats romains ouvrant à Rome la victoire définitive. Captivés par ce dérivatif les frères devenus archéologues réussirent en quelque mois à identifier le village de Capdenac, sur un piton dominant un méandre du Lot, comme étant bien le lieu de ce dernier combat. Jaques-Joseph en fit une description dans une publication en 1820 qui fut confirmée par tous les chercheurs successifs.  

Forts de cette nouvelle renommée  locale, les autorités sollicitèrent les deux frères pour une nouvelle forme d’éducation pour les enfants dont l’école primaire était devenue inexistante. Il s’agissait de la méthode de Lancaster qu’on appelait aussi « l’enseignement mutuel » dont le principe était simple. Un maître apprenait à 10 élèves à lire, écrire et compter. Dès le résultat obtenu, chaque élève devenait un moniteur et enseignait à 10  nouveaux élèves et ainsi de suite… Cet enseignement eut vite un grand succès et sauva de l’illettrisme toute une génération d’enfants. Etant jeune Victor Hugo le connut et lui fit dire : 

 J’écoute mal un sot qui veut que je le craigne
Et je sais beaucoup mieux ce qu’un ami m’enseigne.
Vois-les près d’un tableau, sans dégout, sans ennuis,
Corrigés l’un par l’autre et l’un par l’autre instruits. 

 Les deux frères se lancèrent avec une telle passion dans cette organisation qu’elle eut un succès débordant sur les départements alentours surtout que Jean-François avait composé des tableaux de grammaire et d’orthographe simplifiés et ne cessait de peaufiner tous les arrangements possibles. 

    Retour à Grenoble. Le fort Rabot
Au bout d’un an Jaques-Joseph fut relâché et partit à Paris cultiver ses relations pour se dédouaner de son passé politique. Jean-François, par contre, fut maintenu six mois de plus à Figeac et ne put rentrer à Grenoble qu’à la fin de 1817 à l’âge de 28 ans. Là, il put enfin se marier avec Rosine et y créer et développer un centre d’enseignement mutuel avec une telle ardeur que sa santé commença à en pâtir car il s’avéra qu’il souffrait et d’hypertension artérielle et d’un diabète ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre son entreprise jusqu’au 20 mars 1821… Ce jour-là en fin de journée une nouvelle incroyable balaya la ville : « C’est la révolution à Paris, le roi a abdiqué et le duc d’Orléans a proclamé la république ! » Stupeur et joie ! Les républicains, Seghir en tête, se rassemblèrent au centre-ville arborant le drapeau tricolore et au soir venu il fut décidé d’aller le hisser au point le plus haut de la ville à savoir le fort Rabot (actuellement appelé La Bastille) perché sur un piton dans une courbe de l’Isère et qui domine Grenoble et toute sa vallée. Tandis que les tocsins sonnaient de partout, ils gravirent de nuit un difficile chemin dans les rochers pour arriver au sommet à l’aube et, là, après avoir coincé la garnison en clouant toutes les issues des portes du fort, ils allèrent au mât dominant l’à-pic, en descendirent le drapeau fleurdelisé pour le remplacer par le tricolore au milieu des hourras quand le soleil levant l’illumina aux yeux de toute la vallée. Hélas, leurs chants de victoire furent net stoppés à leur arrivée en ville où les attendaient une escouade militaire qui les arrêtèrent sans coup férir… la nouvelle de la république à Paris était fausse !

L’affaire était grave pour le pouvoir royal qui fit passer tous les insurgés en cour martiale avec de lourdes peines. Seghir échappa de justesse à la prison grâce aux appuis politiques retrouvés de son frère arrivé aussitôt à la rescousse. Privé de toutes ses fonctions et de ses revenus, Seghir fut rapidement expulsé du Dauphiné et n’eut d’autre ressource que d’aller rejoindre son frère à Paris.

       Paris. La compétition
Rejeté, humilié, ne possédant plus rien et sans autre bagage que la masse de ses documents accumulés en près de vingt ans de travail, Seghir et Rosine furent recueillis par Champollion-Figeac qui les prit totalement en charge car il avait enfin des revenus pour être devenu le secrétaire du baron Bon Joseph Dacier lui-même secrétaire perpétuel de l’Académie Française, quai de Conti. Il les logea tout près de là dans sa maison au 28 de la rue Mazarine où ils occupèrent le premier étage avec disposition du 2° étage, ancien atelier du peintre Horace Vernet, où Seghir put installer son bureau et étaler tous ses dessins et papyrus. Dans ces conditions Seghir n’eut plus qu’à se rejeter dans leur étude d’autant plus qu’était survenu une deuxième vague d’égyptomanie en Europe succédant à l’énorme succès de la diffusion de la monumentale « Description de l’Egypte ». De ce fait des collecteurs fortunés arrachaient à prix d’or tout ce que les pilleurs et fouilleurs de tout poil rapportaient des rives du Nil tandis qu’une multitude de chercheurs s’étaient lancés dans la recherche exaspérante de l’énigme des hiéroglyphes, rideau toujours opaque sur un passé de 35 siècles jusqu’à la conquête d’Alexandre en -332 avant JC. Parmi ces savants émergeaient à Paris Sacy, Jomard et Quatremère, les frères Humbodlt à Berlin et surtout Young à Londres si brillant médecin et physicien qu’il se prenait pour le Léonard de Vinci anglais, proclamant partout être sur le point de vaincre.

Piqué au vif Seghir travailla jour et nuit pour aboutir à la distinction entre les idéogrammes et les phonogrammes dans les 800 signes hiéroglyphiques qu’il avait identifiés et mémorisés. De plus en comparant les valeurs phonétiques des trois écritures de la pierre de Rosette, il avait constaté que des signes différents d’aspect avaient la même valeur phonétique et il avait établi la liste de ces homophones. Enfin il avait inventorié tous les signes muets déterminatifs qui changeaient la signification du mot devant lesquels ils étaient placés. Ainsi un œuf incliné signifiait le féminin, une triple tige une plante, un V inversé le mouvement, etc… Une sorte de grammaire hiéroglyphique dont il avait détecté d’autres règles. Il avançait lentement mais sûrement tandis que Young, lui, se basait sur les mathématiques mais pataugeait en rejetant l’absence de voyelles dans les langues sémitiques et en méprisant le copte. L’amertume aiguillait d’autant plus l’intensité des recherches de Seghir qu’il était l’objet d’une cabale qui s’amplifiait au fur et à mesure des butées rencontrées par ses concurrents qui le sentaient progresser et les dépasser au point qu’ils tombèrent dans la médisance et le mépris pour finalement aboutir à des sentences regrettables. Comment voulez-vous qu’un homme qui n’a jamais été en Egypte puisse y comprendre quoique ce soit, disait Jomard !… C’est un séditieux qui joue les matamores pour faire oublier son passé de jacobin, disait Sacy !… Ce paysan du Quercy n’a rien à faire à Paris, disait Quatremère !… Quel crédit peut-on lui donner quand on sait que son père était un vulgaire colporteur et sa mère une illettrée, disait Young ! Et tous en cœur, c’est un perturbateur, un factieux !… Il faut raison garder et s’en méfier !… Ce rejet par la caste intellectuelle était aussi quelque peu attisé par Figeac devenu le chevalier blanc de son frère, de son poulain, de son alter ego en abreuvant ces opposants de discours et de pamphlets violents. Toujours est-il que même après sa découverte, cette hargne nourrie des rancœurs et des rancunes d’avoir été distancé dans une si haute compétition par le fils d’un colporteur se prolongera toute sa vie. S’y ajoutera l’hostilité systématique du clergé qui, maître des écoles, ne pouvait supporter la concurrence de l’enseignement mutuel et surtout celle, sournoise et insidieuse, des milieux royalistes dans les luttes d’influences auprès de Louis XVIII puis de Charles X envers ce républicain avéré. Elle se prolongera toute sa vie faisant obstacle à tous ses projets, ses initiatives comme sa renommée, ce qui explique qu’il ne fut admis au Collège de France qu’à la dernière année de sa vie.

       La découverte
Persuadé que l’écriture sacrée combinait d’une part des signes alphabétiques phonétiques qui se disent et d’autre part  des signes idéographiques qui se voient et s’énoncent, Seghir avait identifié une bonne partie de l’alphabet phonétique hiéroglyphique mais il lui manquait comme un déclic pour traduire toutes les autres idéographies. Grâce au grec, qui lui avait servi pour identifier son alphabet phonétique, il connaissait les noms des pharaons après -300 avant JC, tel celui de Ptolémée puisqu’il était grec. Mais il butait toujours sur les noms purement idéographiques des pharaons des 30 siècles antérieurs à part ceux énoncés dans la Bible. Or tôt le matin du 14 septembre 1822 il reçut des dessins faits à Abou-Simbel par un ami architecte. Il y avait deux cartouches pharaoniques. Examinant le premier il reconnut à sa droite un double « s », puis un signe en trépied qui signifiait « ms » car pour lui dérivé du copte « mise » où il veut dire « mettre au monde ». Le troisième signe à gauche était un disque rouge qu’on voit sur la tête du dieu Amon-Ré et il réalisa soudain que le soleil en copte se dit Ra et il pouvait donc lire : « Ra l’a mis au monde » soit « Ra.ms.ss »… Et en ajoutant les voyelles RAMSES ! Ramsès le Grand, pharaon du Nouvel Empire ? Ce n’était pas Dieu possible… Il se jeta sur le deuxième cartouche. Le premier signe à gauche était un ibis. Le deuxième était encore un « ms » et enfin un dernier « s ». Comme l’ibis est l’image du dieu Thot, il lut aussitôt « Thot l’a mis au monde » soit  « Thot.ms.s » THOUTMOSIS !… le pharaon conquérant !… Son système marchait. Etait-il entré dans l’intimité de l’écriture sacrée ? Il se précipita sur tous ses papiers hiéroglyphiques étalés autour de lui et tout à coup, grâce à sa prodigieuse mémoire sur les langues sémites et le copte, il les lisait tous !… Pris d’une joie irréelle, il traça quelques mots d’explication sur un papier et sortit en courant trouver son frère à l’Institut. Il entra en trombe dans son bureau, lui jeta ses papiers en disant : « Je tiens l’affaire !… » et il s’écroula évanoui à ses pieds. Figeac se précipita, ne put le ranimer, appela au secours et le fit transporter chez lui, rue Mazarine. Un médecin accouru pensa à une apoplexie mais ne put rien faire car il respirait normalement. Etait-il le coureur de Marathon qui succombait une fois sa tâche accomplie ou la corde du violon qui casse lors d’une note suraigüe ? Il continua à dormir calmement quand le matin du 19 septembre, soit cinq jours après, il se réveilla d’un coup de sa léthargie, reprenant son esprit là où il s’était interrompu : « Mais où sont mes papiers ?… » Au bout de deux jours, redevenu frais et dispos, il expliqua tout à son frère et ils convinrent de faire une communication à l’Académie en la dédiant à Monsieur Dacier qui l’avait tant soutenu.

Le bruit de l’événement ayant très vite couru, l’amphithéâtre quai de Conti était plein à craquer cet après-midi du 27 septembre 1822 dans un climat tendu car tous ses détracteurs s’y étaient donné rendez-vous surtout Sacy, Humboldt accouru de Berlin ainsi que Young venu de Londres récolter les remerciements de Fresnel son obligé pour l’invention des lentilles des phares maritimes. La contestation promettait d’être virulente… Pendant deux heures Champollion le Jeune exposa et décrivit au tableau noir à l’auditoire ébahi tous les chemins qui l’avaient amené à sa découverte au bout de 20 ans de recherches pour conclure in fine : « C’est un système complexe, une écriture tout à la fois figurative, symbolique et phonétique dans un même texte, une même phrase, je dirais presque dans un même mot »… Après qu’il se fut tu s’installa sous la coupole un silence total d’une longueur qui n’en finissait pas, interminable… et puis soudain, telle une rafale, la salle entière se leva rugissant une ovation sans fin, tandis que Sacy, Humboldt et même Young venaient le féliciter ouvrant la voie à une cohue enthousiaste se disputant la joie de serrer la main du héros.

Ceint des lauriers de la victoire, adulé, sollicité de toute part, Seghir, au-delà de sa fragile santé, retrouva une force qui le faisait courir partout dans une joie qui l’inondait tel un aveugle ayant retrouvé la vue et auquel s’ouvrait une nouvelle vie. Même la presse ultraroyaliste, pas mécontente de la pige faite aux Anglais et à leur pierre de Rosette, avait soufflé dans les trompettes de la renommée en faisant imprimer et diffuser la lettre à Mr. Dacier. Hélas au bout de quelques mois les feux commencèrent à doucement s’éteindre, les espoirs à s’effilocher et sa célébrité ne lui apporta aucun changement de ses ressources. Son espoir de réintégrer l’Université fut déçu car il restait politiquement suspect et de ce fait personne ne songeait à améliorer sa position précaire ni non plus lui permettre de mettre en pratique l’énorme travail ouvert par sa découverte. A quoi sert une charrue à un paysan s’il n’a pas de terre à labourer ? Toutes ces déceptions provenaient en vérité d’une nouvelle cabale montée par la rancœur et le dépit de tous ceux qui avaient espéré voir leur nom briller au fronton des hommes illustres, toujours les mêmes, et qui de plus  attisaient fortement le parti anglais qui à Londres était d’un autre acabit puisque Young, revenu de ses approbations de façade parisiennes, s’attribuait désormais la primeur de la découverte de l’écriture sacrée. Dans des articles de presse il accusait Champollion de plagiat avec une telle véhémence que cela tourna à l’affaire d’Etat. Il fallut l’intervention d’Arago, de Cuvier, de Laplace, de Von Humboldt et surtout de Salt, consul d’Angleterre en Egypte pour affirmer que seul le système de Champollion était valable et que Young n’avait fait que quelques devinettes pour que finalement celui-ci jette l’éponge au bout d’un an.

       L’Italie
Alors qu’il était au plus bas de ses déceptions, le miracle vint avec la soudaine apparition du duc de Blacas d’Aulps, grand collectionneur et artiste, qui bien que directeur de la Maison du Roi, sut se hisser au-dessus de toutes les cabales en offrant à Seghir sa protection politique et un soutien moral et financier indéfectible. C’est à ce moment qu’arriva à Turin l’énorme collection Drovetti d’antiquités égyptiennes que venait d’acheter le roi de Piémont-Sardaigne après le refus du roi de France Louis XVIII. Comme personne d’autre que Champollion ne pouvait en percer les secrets et l’inventorier, le duc de Blacas l’y envoya avec l’approbation enthousiaste des Italiens. L’extraordinaire richesse de la collection (qui reste la deuxième au monde après celle du Caire) en statuaires, objets et papyrus permit à Champollion, qui n’avait plus de difficultés avec le défrichement des trois langues pharaoniques, de reconstituer l’historique de 77 pharaons jusqu’à la XIX° dynastie car il avait de plus retrouvé le système de la numérotation et de la notation du temps des anciens égyptiens. Enfin le cadrage chronologique de toutes ces splendeurs l’amena à affirmer que l’art égyptien avait été le prédécesseur et le précurseur de l’art grec qui avait ensuite évolué pour son compte comme en témoignaient les merveilles architecturales de la XVII° dynastie six siècles avant la guerre de Troie dans un temps où le sol de la Grèce et de l’Italie étaient encore couvertes de forêts parcourues de loin en loin par des hordes sauvages…Il va de soi que cette contestation de la suprématie traditionnelle de l’art grec lui valut l’inimitié des hellénistes de l’époque.

Le catalogue raisonné de la collection Drovetti terminé après un an et demi de travail, Seghir fatigué répondit à l’invite pressante de Rome et Naples de l’accueillir, ce qu’il fit en mars 1825. Sollicité, fêté, bien plus qu’il ne l’avait été en France, par tous les corps consulaires de toute l’Europe, il eut la surprise d’avoir portes ouvertes à la bibliothèque du Vatican et d’être reçu par un Pape enthousiaste de lui avoir enlevé une épine du pied avec l’affaire du zodiaque du temple de Dendéra susceptible de donner l’âge de la création de la terre. L’interprétation qu’avaient fait de la copie du zodiaque, ramenée d’Egypte par Vivant Denon, les meilleurs experts scientifiques l’avaient estimé à -11.000 ans avant JC voir beaucoup moins, alors que celui admis par les meilleurs exégètes de la Bible, en mettait la naissance au 23 octobre – 4.040… Comme Champollion avait finalement déclaré que ce temple datait en vérité du II° siècle après JC, donc de l’époque romaine qui n’y connaissait rien à ce sujet, la date biblique pouvait donc être maintenue ce qui avait fortement soulagé le Pape. Pour le remercier celui-ci lui avait fait l’incroyable proposition d’un chapeau de cardinal et devant son refus avait exigé des autorités françaises l’attribution de la Légion d’Honneur, ce qui avait été fait ! De plus il lui commanda la traduction des hiéroglyphes gravés sur les 18 obélisques plantés à Rome. Ces agapes et ces travaux terminés, le duc de Blacas l’emmena visiter les antiquités gréco-romaines de Pompeï et Paestum « …où je me suis retrempé dans la pureté de la primitive architecture grecque, cette charmante et belle-fille de l’architecture égyptienne …». A son retour par mer vers la Toscane où l’appelait le Grand-Duc, il échappa de peu à des corsaires d’Alger et atterrit à Livourne. Il apprit là l’arrivée de la collection égyptienne Salt qui dépassait en importance celle de Turin et à laquelle venait de renoncer la Russie du fait de la mort du Tsar Alexandre.  Alarmé que la France laissât échapper une si magnifique occasion, le duc de Blacas, rejoint par Figeac, bondit à Paris pour que le nouveau roi Charles X en acceptât l’achat. Ce qu’il obtint après une longue bataille contre les opposants de Champollion le 15 mai 1826.

Ce retour de Livourne à Paris faillit ne pas se faire pour des raisons sentimentales. En effet le mariage de Seghir avec Rosine Blanc, qui lui avait donné une fille, Zoraïde, s’était étiolé car elle n’avait pu se hisser au niveau intellectuel de son mari. Et il se trouva que lors d’une séance de l’Académie de Livourne une poétesse italienne, Angelica Palli, amie de Lord Byron et de Chateaubriand déclama des odes aussi pathétiques qu’inattendues à Seghir qui en l’écoutant et la voyant tomba éperdument amoureux d’elle. Malheureusement cette Sybille toscane n’était pas un gracieux papillon mais une mante religieuse qui ne pensait qu’à tirer parti d’une relation avec la légende européenne qu’était devenue Seghir. Il la poursuivit sans résultat par des lettres enflammées et désespérées pendant des années. Si elle y avait répondu pour son bonheur et notre malheur il est probable qu’il eut arrêté là son destin. Toujours est-il que son frère Figeac réussit à le faire revenir à Paris où le roi avait décidé de créer au Louvre un nouveau musée des antiquités destiné à loger cette collection, appelé musée Charles X, et dont Seghir était nommé conservateur.

Il fallut encore un an et demi à Seghir pour inventorier toute la statuaire, tous les objets et papyrus de la collection Salt puis pour les installer dans les nouvelles salles du Louvre. Au prix de deux sortes d’opposition à vaincre. D’abord celle de faire accepter par sa hiérarchie administrative le passage du cabinet de curiosités jusque-là régnant, établi par le seul goût esthétique du conservateur dans un fouillis occupant les murs de haut en bas, à l’aménagement tout nouveau du musée-école de l’art et de l’histoire capable de réhabiliter 3.000 ans vécus par l’humanité avant la venue du Christ. Il a de ce fait été le promoteur de la muséologie telle que nous les connaissons aujourd’hui où les expositions sont organisées par thème ou chronologie et visualisées dans un cheminement horizontal. L’autre opposition fut encore la résurgence de la meute des déçus, des revanchards, des jaloux et des intrigants à ses trousses depuis ses succès en Italie et sa nomination de conservateur. Si pour les moins méchants « Elle était impensable pour quelqu’un qui n’avait pas été boire l’eau du Nil… » pour les plus agressifs elle fut à l’origine d’une calomnie si invraisemblable qu’elle eut un succès aussi rapide qu’une trainée de poudre en feu dans le tout Paris : Jean-François Champollion le Jeune se parait des lauriers du découvreur pour faire oublier qu’il avait été un des plus cruels bourreaux de la Terreur de 1793 !… Il fallut que le duc de Blacas présentât en personne au roi Charles X l’extrait de naissance de Seghir daté du 23 décembre 1790 envoyé de Figeac pour prouver qu’à cette date il n’avait que trois ans et faire crever la baudruche. C’est dire la hargne dont il faisait l’objet en France après la si bienfaisante et si chaude Italie.

Dès leur ouverture, le 15 décembre 1827, les salles égyptiennes du musée Charles X au Louvre eurent un énorme succès public qui remplit Seghir d’une grande joie le récompensant de tous ses efforts et de ces attaques sournoises. Au point qu’il y passait beaucoup de temps comme spectateur pour le plaisir de surprendre les ébahissements élogieux des visiteurs auxquels il ne manquait pas de donner des explications et delà des conférences spontanées sur place qui ne manquaient pas d’attirer un public enthousiaste dont le bouche à oreille accroissait encore sa réputation. Cette suractivité à laquelle s’ajoutait la publication en cours de son « Précis du système hiéroglyphique des anciens Egyptiens » ne pouvait continuer car sa fragile santé pâtissait de sa toux rebelle, de ses crises de goutte et de ses maux de tête de plus en plus fréquents.

       L’Egypte
Heureusement que survint pour y mettre terme l’heureuse annonce, après des mois de tractations, de son voyage en Egypte attendu par tous les cercles scientifique européens que finançaient finalement deux pays  à savoir la France et le Grand-Duché de Toscane. Chacun y envoyait une équipe d’une dizaine de dessinateurs et d’architectes dirigée par Champollion en tête et Rossellini, son meilleur élève, en second. Après de soigneux préparatifs, l’expédition transportée par un navire militaire français débarqua à Alexandrie le 19 aout 1828, obtint les firmans nécessaires du vice-roi d’Egypte, Mehemet-Ali, et se mit à descendre le Nil à bord de deux grandes felouques. Il serait superflu de décrire les émotions et les extases des deux équipes aux découvertes des monuments connus et inconnus le long des rives du fleuve avec surtout leur saisissement devant la magnificence et le gigantisme pharaonique à Louxor puis sous les 140 colonnes gravées d’hiéroglyphes de la salle hypostyle du temple de Karnak. Elles parvinrent ensuite à Assouan et l’ile Eléphantine le 4 décembre 1828, puis poussèrent vers Abou Simbel et la 2° cataracte aux portes de la Nubie atteintes le 1 janvier 1829. Mais ils durent s’arrêter là à bout de provisions dans un pays sans ressources, sujet à d’épuisants vents de sable et atteints de telles fatigues que certains membres abandonnèrent pour rentrer en Europe. Le reste de l’expédition redescendit le fleuve pour  ne s’arrêter que dans les centres d’intérêt. C’est ainsi qu’ils passèrent près de six mois à Thèbes à explorer et dessiner dont trois dans la Vallée des Rois à l’abri dans la tombe de Ramsès IV pour se protéger de la chaleur et de la crue du Nil, puis au Ramesseum et à Louxor. Mais les forces de Seghir déclinaient et à deux reprises il s’évanouit au fond de tombeaux où on ne le retrouva que de justesse. Rossellini préféra sagement arrêter l’expédition qui rentra doucement à Alexandrie. Là en attendant le bateau de retour, Seghir rencontra à plusieurs reprises Méhémet II et le mit en garde contre le pillage démesuré et inquiétant du patrimoine pharaonique qui se faisait alors sans vergogne. C’est alors que le vice-roi, averti de l’attrait pour la France de posséder un bel obélisque comme en avait déjà un l’Angleterre en plus de la pierre de Rosette, offrit le choix à Champollion entre celui d’Alexandrie et ceux de Louxor. Il préféra ceux de Louxor et des deux à l’entrée du temple de Louxor, il opta pour celui de droite qu’il trouvait le plus beau, mais Méhémet Ali le contredit en lui donnant aussi celui de gauche, donc la paire.

Finalement, avec 18 caisses d’objets précieux, 1.500 dessins et 2.000 pages d’hiéroglyphes transcris de ses propres mains, Champollion et le reste de ses compagnons arriva à Toulon, 17 mois après son départ,  le 23 décembre 1829  jour de son 39° anniversaire. Mais il tomba alors de Charybde en Sylla car sortant de la canicule égyptienne il trouva un hiver sibérien en France, plus dur que celui de 1812. De plus avec son équipage il fut astreint à une quarantaine, car il y avait de la peste au Moyen Orient, qu’il dut subir au lazaret de Toulon dont l’état était lamentable mais où au moins où il y avait un poêle. Malheureusement ce poêle fumait si fort qu’il fallait l’éteindre pour éviter l’asphyxie si bien que Seghir fut atteint d’une pneumonie dont il faillit mourir s’il n’était sorti du lazaret le 23 janvier 1830. Son frère Figeac lui apprit plus tard que le ministre de la Marine, le baron d’Haussez, était l’ancien préfet ultraroyaliste de Grenoble qui les avait envoyé lors de la Terreur Blanche en exil et que c’était bien lui qui l’avait contraint à la quarantaine et fait alimenter le poêle avec le bois le plus pourri qui fut…

       Le retour
Si son retour à Paris valut à Seghir des fêtes incessantes où se pressaient admirateurs et curieux avides de ses récits et dessins, il lui fallut bien renouer avec ses obligations de conservateur du Louvre, y faire l’intégration dans les collections exposées de tous les objets et dessins ramenés et enrichir enfin sa grammaire et son lexique égyptiens de tous les compléments hiéroglyphiques, hiératiques et démotiques amassés. S’y ajoutaient les rapports à l’Etat sur la cession des obélisques, puis à la Marine sur leurs caractéristiques, les dates des crues du Nil et les conditions d’approche de la berge du fleuve à Louxor pour le navire destiné à le charger. Mais tout cela dans un climat politique très lourd à Paris où Charles X tentait de rétablir une monarchie quasi absolue ce qui aboutit à la révolution des Trois Glorieuses de juillet 1830. Le malheur pour l’enthousiasme républicain de Seghir fut que pour s’emparer des Tuileries des milliers de citoyens en armes durent d’abord conquérir le Louvre et qu’au passage quelques malins enfoncèrent les portes du musée Charles X et le saccagèrent pour s’emparer de la plupart des objets en or qu’il venait d’y installer… Ce vandalisme l’affligea fortement et l’obligea d’accueillir le succès révolutionnaire « en souriant à travers ses larmes… ».

L’avènement du roi Louis Philippe qui nourrissait une grande admiration à son égard lui fut enfin favorable car il mit fin aux cabales dont il était victime depuis si longtemps. Dans un premier temps l’Académie des Inscriptions et Belles lettres élut Seghir alors qu’il n’avait plus fait candidature après toutes les rebuffades subies. Dans un deuxième temps, pour mettre fin à tous les blocages universitaires possibles, le souverain lui fit attribuer au Collège de France, suprême honneur, une toute nouvelle chaire d’archéologie égyptienne où il pourrait enfin dans des cours magistraux enseigner et diffuser à toute l’Europe la science dont il était le père. Sa séance inaugurale le 10 mai 1831, où il développa les identités du copte et de l’égyptien ancien eut un succès énorme rappelant celui de la lettre à Monsieur Dacier 9 ans plus tôt. Mais ces magnifiques honneurs que lui fit une France enfin reconnaissante ne furent pas une sinécure car en plus de son travail harassant il ne savait pas se soustraire à l’incessante curiosité des meilleurs linguistes, littéraires et scientifiques qui accouraient de partout. Sa santé depuis longtemps fragile avec son diabète floride, ses crises de goutte, ses maux de tête d’hypertendu, sa pneumopathie aggravée par le lazaret de Toulon, s’aggrava malgré le bien temporaire d’un séjour chez ses sœurs à Figeac imposé par un frère alarmé. Le 12 janvier 1832 en recevant le mathématicien Biot il fut atteint par une apoplexie, qui le laissa paralysé mais en grande souffrance car parfaitement conscient. Devant sa famille et son frère éperdus de douleur Jean-François Champollion le Jeune, dit Seghir, s’éteignit lors d’une deuxième crise le 4 mars 1832 à 41 ans. Suivant son désir il fut enterré au Père Lachaise près de la tombe de son ami et mentor le physicien et ancien préfet de l’Isère, Joseph Fourier.

                   L’obélisque de la Concorde
Ayant obtenu l’octroi des deux obélisques érigés -1300 avant JC devant les portes du  temple de Louxor, Champollion après avoir choisi celui de droite haut de 23 mètres et pesant 230 tonnes en granit d’Assouan, en avertit le gouvernement de Charles X qui répondit favorablement. Fin novembre 1829 ordre fut donné à l’arsenal de Toulon de construire un navire à voile de trois mats le « Luxor » adapté à sa mission c’est-à-dire avec une proue amovible pour le chargement, à fond plat pour s’échouer sur le bord du Nil et sans superstructures pour passer sous les ponts de la Seine jusqu’à Paris. Ce curieux navire appareilla de Toulon le 15 avril 1831 avec 121 hommes à bord dont l’ingénieur Apollinaire Lebas chargé de toutes les opérations techniques. Il n’arriva que le 14 août 1831 à Louxor après une difficile remontée du Nil par halage sur 850 kilomètres. Le séjour fut difficile en raison de la chaleur de l’été, d’une épidémie de choléra qui emporta plusieurs marins et d’un canal de 400 mètres à creuser pour trainer l’obélisque jusqu’au bateau le 25 décembre 1831. Malheureusement le Luxor étant à sec il fallut attendre la crue de juin et finalement ce n’est que le 2 janvier 1832 que le voilier put atteindre Alexandrie. Mais avec un tel chargement et le mauvais temps d’hiver il fallut attendre l’aide du premier bateau à vapeur et à aubes de la marine française le « Sphinx » pour remorquage jusqu’au Havre où il parvint le 12 septembre 1833 après 9 mois de mer. Halé par 32 chevaux le Luxor n’arriva à Paris que le 23 décembre 1833 soit 2 ans et 8 mois après son départ de Toulon et un périple de 12.000 kilomètres.

Mais s’ensuivit alors un débat national. Où allait-on placer cet obélisque à Paris ? A la pointe de l’ile de la Cité là où Napoléon en avait souhaité un à la place de la statue équestre d’Henri IV ? Place de la Victoire au lieu de celle prévue de Louis XIV ? Cour du Louvre face au Carrousel ? Devant la Madeleine ? Au rond-point des Champs-Elysées ? Aux Invalides ? Place de la Bastille toujours nue ? Tout le monde y allait de son couplet dans des articles de presse intarissable à ce sujet. Mais tout s’apaisa quand il fallut rendre à l’obélisque son socle qui n’avait pu être ramené d’Egypte car abimé et surtout orné par 16 babouins au sexe dressé incompatibles avec toute bienséance. En septembre 1836 le Louxor repartit vers Brest charger un piédestal de 9 mètres de haut taillé dans le granit breton et pesant lui aussi 200 tonnes. A son retour Louis Philippe trancha : Ce sera la place de la Concorde. 

Enfin, après trois années de tergiversations, le 25 octobre 1836 devant 200.000 personnes vint le grand événement. Sous la direction de l’ingénieur Lebas un machinisme complexe de cordes, de poulies et de cabestans confié aux muscles de 480 artilleurs souleva la masse des 230 tonnes sur son piédestal et après un arc d’un peu plus de 90° en une demi-heure posa l’obélisque parfaitement droit. Lebas courageusement sous l’obélisque pour y mourir si la manœuvre avait échoué se montra  pour saluer  le roi et sa famille qui, rassuré de la réussite de l’opération, parut enfin au balcon de l’hôtel de la Marine y recueillir les vivats enthousiastes de la foule. Mais le socle restait vide et ce n’est que 4 ans plus tard, en 1840, que fut décidé de « faire connaitre aux générations futures l’une des opérations mécaniques les plus importantes des temps modernes » plutôt que la découverte par un savant français du déchiffrement des hiéroglyphes couvrant les quatre faces de l’obélisque qui proclamait la gloire oubliée de Ramsès II. Ainsi Ramsès le créateur et Champollion le découvreur, durent s’effacer devant Lebas, le transporteur. 

Aux dernières nouvelles de ce monument de 35 siècles, devenu le plus ancien monument de Paris et même de France, notons en 1981 la restitution officielle du deuxième obélisque à l’Egypte par le président F. Mitterrand, ainsi que la reconstitution en 1998 du pyramidion abimé par le temps à l’instigation de l’égyptologue Christiane Desroche-Noblecourt. Enfin en 2011 lors des pourparlers internationaux sur la restitution des œuvres d’art à leur pays d’origine, il fut question de celle de l’obélisque de la Concorde à l’Egypte. Heureusement comme il s’agissait d’un don et non d’un pillage, comme les frises du Parthénon ou la pierre de Rosette, l’affaire en resta là et l’obélisque aussi.