Rejoignons le Paris de Napoléon III
Le fils ainé du baron de Montesquieu [Prosper décédé en 1871], CHARLES, s’y est marié en 1863. Il a 30 ans. Sa jeune épouse de 19 ans est issue d’une famille aisée de la noblesse, liée aux de Sèze, de Saint Médard d’Eyrans (Gironde) : c’est Euphrosine Aubelin de Villers, dont les parents résident également à Paris.
L’année suivante, leur fille Suzanne nait au 20, Place Vendôme, à leur domicile. Nous trouvons le comte d’Ivernois et Mr de Raymond, témoins de la déclaration de naissance à la Mairie du 1er arrondissement. Ce sont les beaux-frères de Charles.
Deux ans et demi après, naissance de leur fils : Charles-Henri-PIERRE, le 11 janvier 1867, à la même adresse, avec les mêmes témoins. Son père, Charles, a déjà été élu Maire de La Brède à deux reprises (1860-1865).
Le baron en titre, Prosper de Secondat de Montesquieu, meurt à la Brède en 1871. Entre temps, la France a été battue et envahie par les « Prussiens », terrible défaite ; l’Alsace et la Lorraine sont dans le giron germanique! Et le pays connait alors l’insurrection et le drame de la Commune, qu’on peut assimiler à une guerre civile…
Charles, fils ainé d’une fratrie de cinq frères et deux sœurs, devient tout naturellement baron en titre et chef de famille incontesté. Il conserve le château, de grands domaines dont Rochemorin à Martillac. A la naissance de PIERRE, le frère de Charles, GASTON, a acheté le château des Fougères…puisqu’il y a désormais un héritier mâle au château de la Brède ! Notons qu’autour de la baronne douairière de Piis, très respectée, frères, sœurs et gendres s’entendent bien et forment un clan soudé… Tous les frères sont passionnés de chevaux, de chasse à courre ; ils ont créé un équipage : « le Rallye La Brède » et des courses hippiques sur les pelouses du château.
Faisons connaissance avec PIERRE
Par définition, puisqu’il avait « disparu » de la mémoire familiale officielle, …nous savons peu de choses sur ses 20 premières années.
Tels Montesquieu, ses parents font alterner séjours à Paris et vie à La Brède (son père fut élu une troisième fois maire, en 1875) ; il a bien connu les deux endroits. 33 pages d’un petit livret nous retraceront en 1900, la biographie « louangeuse » de son père… mais rien sur lui SAUF une phrase importante que je citerai plus loin.
Retrouvons-le l’année de ses 20 ans, en 1887, lors de sa conscription sous les drapeaux. Il va effectuer son service militaire, apparemment pendant les 4 années réglementaires. Numéro matricule : 1949/Classe 87. Il est sans profession. Il réside à La Brède et il a tiré, « au sort », un numéro qui l’expédie à l’armée, le 22. Visiblement, « on » lui aménage la condition militaire : il est versé dans les services auxiliaires car il présente « une obésité légère » !! Il a un niveau 2 d’instruction générale (à comparer avec la classe de première actuelle, sans avoir obtenu le diplôme de bachelier, ce qui est correct à cette époque, cependant), violoniste et excellent cavalier comme tous les hommes de la famille. Aucun détail sur son lieu d’affectation. Il est dégagé des obligations militaires (versé dans la Réserve) fin 1891.
Il déclare être domicilié, le 31 mai 1892, au 7 rue Pasquier à Paris… Il s’agit de l’hôtel loué par ses parents. Il a alors 25 ans. Ce sera son domicile pendant très longtemps.
Partons au Luxembourg
Nous sommes le 1er juillet 1871, dans la ville d’Echternach, chef lieu de canton de Grevenmacher (4800 habitants en 2013), située dans la vallée de la Sure, pratiquement sur la frontière séparant le Luxembourg de la Ruhr dans le Palatinat (Allemagne).
Maria Suzanna Loutz vient de naître. Elle est la fille de Nicolas Loutz (29ans) et de Maria Jentgen (25 ans). La mère est originaire de ce village ; lui de Luxembourg-ville. A l’époque, la langue officielle est l’allemand.
Depuis 100 ans, personne n’avait cherché de renseignements sur Suzanne LOUTZ. Son nom apparaît sur un acte de décès, remis au baron Henry de Montesquieu en 1976 ! Les LOUTZ sont des gens extrêmement modestes, voir pauvres. Ils ont passé leur vie dans le quartier de la Goutte d’Or et de vieux Montmartre, dans le 18e arrondissement de Paris. Nicolas, son père, était comme ses ancêtres, charpentier-ébéniste. Sa mère Maria était issue d’une famille de couturières. Ils se sont connus et mariés à Paris en 1867. Ils ont eu 10 enfants, tous nés dans le 18e arrondissement, SAUF Suzanne, donc. Maria, née JENTGEN, aura cependant encore 2 enfants « sans père nommé » après le décès de son mari Nicolas en 1885…
Mais ceci, et quelques autres « détails troublants » ne seront pas évoqués dans ce résumé (Cf livre en référence).
REFLECHISSONS…
Pierre de Secondat de Montesquieu est un jeune homme de la haute société parisienne, qui vit des rentes de son père en attendant de devenir baron. Comme Charles et ses oncles, il semble s’intéresser aux parutions des œuvres inconnues de son ancêtre le philosophe, qui commencent juste à être publiées sous leur contrôle dés 1892 justement (1889-> 200 ans de la naissance de Montesquieu : la famille a décidé de faire paraître les correspondances et les écrits inédits de leur aïeul-> jusqu’en 1914 !)
Il est fort probable que ce soit à Paris qu’il rencontre SUZANNE LOUTZ. Deux hypothèses possibles.
Soit il la rencontre dans Paris, où il est quasi certain qu’elle ait un travail (lequel ?), au gré des sorties du jeune homme… (oui, c’est une « grisette ») et lui mène une vie assez dissolue dans le Montmartre de la Belle Epoque.
Soit elle est employée au service des parents de Pierre ou de la proche parentèle !… N’oublions pas l’adresse personnelle de Pierre en 1892, son propre logement, (sa « garçonnière » ??). Suzanne a déjà 21ans ; certains éléments laissent penser qu’elle soit une fille « légère » …
Il est possible qu’il ait une liaison avec elle dès 1892.
Là aussi, nous ne pouvons que faire des suppositions :
Soit c’est une belle histoire d’amour, mais impossible, car vouée à l’opprobre familiale s’il veut l’officialiser… Mais ne soyons pas trop naïfs, cependant !
Soit le jeune futur baron a mis dans son lit une fille du « petit personnel » et tout va bien, TANT que cela reste discret !!
… Et le bébé fut !!
En effet, « le 13 novembre 1897, à 4 heures, naît à Bordeaux Charles-Henri-Pierre (exactement les trois prénoms de son père) ». Il s’appelle, en famille : CHARLES.
Ça paraît simple, mais c’est plus compliqué que cela !
Suzanne Loutz a accouché le 13 novembre à Bordeaux, chez une sage-femme : Mme Anne Hare, 29 rue Jules Delpit, qui déclare l’enfant le 16 novembre sous ses trois prénoms, à l’Etat-Civil ; « de père et de mère non nommés », a-t-elle bien précisé !
Et le 8 décembre, 25 jours plus tard, Pierre de Secondat et Suzanne Loutz reconnaissent leur fils à l’Etat-Civil de Bordeaux : « ses père et mère ». (Dans un acte notarié, en 1948, il est noté : « fils naturel reconnu par Suzanne Loutz suivant déclaration reçue par Monsieur l’officier d’E.C, ville de Bordeaux »).
Là également, deux hypothèses pour expliquer les trois semaines passées avant la reconnaissance du bébé qui portera le nom de Secondat de Montesquieu.
Les jeunes parents ont 28 et 30 ans, ils n’en sont pas à des amours inconscientes dues à la jeunesse…On peut penser que Pierre fait ce qu’il a décidé de lui-même, ou fortement « contraint » par Suzanne : reconnaître son fils. Mais il a bien fallu qu’il s’organise avant de le faire…
Soit ses parents le somment de « réparer » et l’obligent à assumer ses responsabilités. Mais ça ne « colle » pas non plus avec la vie de famille « ordinaire et en commun » qu’il va bâtir avec elle, après 1905.
Pendant deux ans et demi environ, je ne sais pas où vivent Suzanne, son fils et une domestique. Mais la suite va nous prouver que Pierre ne les a pas abandonnés…, bien qu’il ait continué sa vie parisienne de façon assez…dissolue ! Il se trouve, en effet, mêlé à de mauvaises affaires (vente de tableaux ?) qui le conduiront au tribunal à Paris. Son père paie…
Pierre réside à Paris mais vient régulièrement au château. Son père Charles vieillit et s’affaiblit ; c’est l’époque où ils travaillent côte à côte à classer et publier les œuvres de Montesquieu ; il a toute sa place de futur héritier et figure juste sous le nom de ses parents sur les innombrables faire-part des divers événements officiels ou familiaux de Montesquieu… L’imprimeur Gounouilhou insère cette phrase dans la biographie de Charles, juste après son décès : « …peu de temps avant sa mort, il engageait son fils, Pierre de Montesquieu, à préparer la publication de la correspondance du Président [Montesquieu]. »
Drame au château … et coup de théâtre !
Le baron de Montesquieu « propriétaire du château et du titre », âgé de 67 ans, meurt à La Brède, entouré de sa famille, le mercredi 24 janvier 1900.
Le nom de Pierre figure sur le faire-part de décès de son père, en tête de tous les autres. On va lui conserver le titre de « baron de Montesquieu » et sa place protocolaire jusqu’à sa mort en 1914. Les apparences sont préservées… Mais il ne sera JAMAIS baron « de fait ».
Que s’est-il passé ??
Pierre avait-il jusqu’alors caché l’existence, non pas de Suzanne Loutz, qui pouvait être tolérée dans la mesure où nombre de jeunes gens célibataires fortunés avaient une maitresse, mais de là à avoir….
UN BATARD !!!!?? , il y avait un fossé, voire une autoroute à ne pas franchir !
J’emploie volontairement ce mot « batard », vocabulaire d’infamie pendant des siècles, associée à celui de « fille-mère »… (Jamais de garçon-père). Même si ce petit garçon ne fut pas un batard ni dans les faits, ni officiellement, comme nous l’avons vu. Si j’emploie ce mot, c’est que les murs du château l’ont entendu… Il se trouve que le baron Henry se souvient avoir lu : « J’ai vu le bâtard du château (ou au château) », phrase écrite par sa grand-mère Valentine Bordes (décédée en 1921) dans son carnet intime…
Pierre s’est il cru assez fort, ou a-t-il été bien naïf pour penser que sa situation n’aurait pas de conséquences sur son avenir ? Il se peut, aussi, qu’il n’ait pas voulu continuer à vivre dans la dissimulation ? Qu’il n’ait pas accepté de se séparer de Suzanne et de son fils ? qu’il n’en ait pas eu envie, aussi. Un brave garçon certainement ; pas un chef de Famille !
Ou bien, quelqu’un de proche s’est-il chargé de révéler l’existence du bébé et de sa mère ? On sait bien comment ça se passe encore de nos jours… Une mésalliance, avec une fille de peu, à l’accent allemand de surcroît ! Alors imaginez en 1900 !? Il faut aussi tenir compte du tempérament de Pierre, influençable, plus attiré par la vie facile que par le sens du devoir et de l’honneur de l’illustre famille.
Il y eut nécessairement un Conseil de Famille, pas dans les premières semaines, mais certainement dans les mois ou l’année suivante, au cours des « arrangements » pour la succession, bien sûr !
Il n’est pas difficile de comprendre que le « clan » composé des quatre frères (Gaston, Gérard, Albert et Godefroy), de la sœur vivante Berthe, des héritiers de la sœur Jacqueline, et d’une flopée de gendres et de belles-filles, va faire bloc au moment de partager les biens de Charles.
Il ne faut pas être hypocrite et bien comprendre que « rejeter » Pierre, revient à attribuer :
Le château à sa sœur Suzanne et au gendre, Octave Roger de Sivry
Le titre de baron, chef de famille, à Gaston, second fils de Prosper et frère bien aimé de Charles, ainsi que les frères l’avaient envisagé dans leur jeunesse.
Quel rôle a, ou n’a pas joué, la mère de Pierre, la baronne douairière, Euphrosine ? Toujours est-il que Pierre a été incité et/ou a choisi une autre vie, sans obligations.
Pierre n’a pas été rejeté sans argent. Nous le verrons, il n’est pas allé très loin non plus… Mais à partir de ce moment-là, il disparaît de la mémoire familiale et villageoise.
Une vie de famille… ?
Pierre et Suzanne ne se sont jamais mariés. Il a assuré à sa concubine et à son fils une vie, sinon sociale reconnue, mais confortable financièrement.
Dans le recensement de 1901 de la ville de Talence (à 10km de la ville de Talence) , elle est notée « chef de famille, 28 ans » (elle en a 30 !). Avec elle, vivent « Charles Henri Pierre Montesquieu, 3 ans, son fils » et une domestique de 40 ans, Amélie Canton, née à Sauveterre, qui sera encore à leurs cotés en 1921. Le domicile restera toujours dans la même rue, dénommée d’abord 8, impasse Galoupeau ;
Est-ce une location ? En attendant mieux ? En effet, Suzanne Loutz, 10 mois après la mort du père de Pierre, le 20 octobre 1900, achète dans cette même rue (prés de la Route de Toulouse), un terrain de 5000m2 en son nom propre, qu’elle règle comptant (18000 francs) Ce qui n’est pas rien ! Nous nous doutons bien d’où lui vient cette manne… La rue est désormais baptisée rue (de) Freycinet. Et en 1905, Suzanne Loutz fait construire une maison bourgeoise dont l’entrée est au numéro 14 qui deviendra 39 par la suite ; cela « sur ses deniers personnels », une nouvelle fois. Il y a sur ce vaste terrain, une petite maison (de gardien ? de concierge ? de valet ? de domestique ?)
Au château de La Brède et au château des Fougères, les morts se succèdent [9 décès entre janvier 1900 et octobre 1914 : oncles, tante, cousines et cousins germains de Pierre…]. Sa sœur Suzanne succombe en janvier 1914. Le nom du « baron de Montesquieu » (Pierre) figure sur les immenses faire-parts jusque-là. Mais sa situation sociale et familiale est désormais scellée : on ne parle plus de lui ; il disparaît totalement de la mémoire familiale (tous ceux qui « savaient » la ou les vérités sont morts). Et au village, plus personne n’évoquera, après les années 1925/1930, celui qui ne fut pas baron…
Que devient Charles Henry Pierre II ?
Le 2 août 1914, c’est le début de la Grande Guerre.
Charles a presque 17 ans. Il est un peu plus instruit que son père puisqu’il est de niveau 3 ((bachelier) ce qui est assez rare à cette époque. Il joue du piano mais ne sait pas monter à cheval.
Né en novembre 1897, il devrait être mobilisé à 20 ans, ou au pire à 19 ans, soit fin 1916 ou fin 1917. Son registre matricule nous le décrit un peu : il porte le nom complet de sa famille ; cheveux châtains foncés, front moyen ; et mesure 1m66, ce qui n’est pas très grand.
On peut imaginer l’angoisse de ses parents à ce moment-là. D’ailleurs son père vit avec eux. Il obtient un sursis d’incorporation, certainement pour études… Mais est-il d’accord ? Il résilie son sursis.
En effet, le 31 décembre 1915, il est « engagé volontaire pour quatre ans ». Le seul objet qui nous restera de tous ces gens, et même de sa fille, c’est une plaque en argent, portant son numéro de matricule et son nom, avec une médaille de Saint Benoit retenue par une chaîne que je possède. Qui de sa mère ou son père, lui a remis cette médaille ?
Inscription sur la médaille : « Matricule 3712/Bordeaux classe 16/17 Ch. H. P. Secondat de Montesquieu ».
Il est incorporé Caserne Xaintrailles, à Bordeaux. Il rejoint le 144e régiment d’infanterie à Vendresse, le 5 janvier 1916 puis le 57eme régiment d’infanterie le 3 novembre 1916, en Argonne.
Il est fait prisonnier du 2 juin 1918 (plateau du Saconin) jusqu’au 25 janvier 1919 ! Rapatrié (sûrement permission pendant un mois et demi), il revient au 144e régiment d’Infanterie le 4 mars 1919. Démobilisé le 5 janvier 1920, il rentre à Talence, 39 rue de Freycinet.
Aucune citation, pas de grade, pas de médaille, ne sont notés sur le registre de l’Armée que j’ai consulté. Nous ne savons pas s’il a été blessé. A priori, non. Peut-être gazé. Je n’ai pas pu découvrir son lieu de détention.
Il a survécu aux quatre années de guerre. C’est un « homme » qui revient à Talence. Il a 22 ans.
Mais Suzanne Loutz a connu un grand chagrin, seule, pendant l’absence de son fils.
Pierre est mort, chez elle, chez eux, le 3 décembre 1917 à 50 ans.
Mesdames les Conservatrices des cimetières de Talence et de la Chartreuse à Bordeaux ont cherché pour moi un hypothétique caveau « Secondat de Montesquieu » dans ces deux villes. Je ne trouvais pas la dépouille de Pierre… C’est au cimetière de La Brède qu’il fallait aller ! J’ai mis du temps pour envisager cette possibilité.
La famille ? Ses oncles, dont il avait été proche ont « permis » que Pierre, celui qui ne fût pas baron de Montesquieu ni propriétaire du château, soit inhumé à La Brède, dans le caveau des Montesquieu ! Le faire-part de décès est minimaliste, contrairement à tous ceux que le baron Henry m’a montrés.
L’an dernier, Henry de Montesquieu a fait effectuer des réparations dans la crypte du caveau familial. Il a récupéré, très abimée, la plaque en cuivre, portant le nom de Pierre Secondat de Montesquieu (1867-1917) qui avait été vissée sur le cercueil…
Que vont-ils devenir ?
Entre le 5 janvier 1920 (démobilisé) et le recensement de 1926, Charles vit de ses rentes : « propriétaire », est-il noté sur le contrat de mariage de 1921… ! L’argent de la part de succession de son père, ou ce qu’il en reste.
Sur les notes précieuses du recensement de 1921, au numéro 14 rue de Freycinet à Talence [chez Suzanne Loutz donc], il est précisé qu’elle est « chef de famille » ; elle y réside avec Eugénie Emilie Jentgen (sa sœur) née en 1889 à Paris et toujours Amélie Canton, domestique. Curieusement, Charles, le fils, n’est pas noté. Alors qu’il déclare, en février, y habiter. Et qu’il y vivra jusqu’en 1949.
Donc, Charles se marie ! Il épouse à 24 ans, Demoiselle Madeleine Héva Andrée Marie Aline Quintin, âgée de 18 ans. Elle habite à Bordeaux chez ses parents, 40 rue Monselet. Elle a un frère, assureur conseil, Paul Quintin. A sa mort, en 1985, il n’est pas enterré dans le caveau de la famille Quintin, ni son épouse en 1991 dans le caveau d’un oncle. Il s’agit là encore du signe ultime d’une autre brouille de famille.
Le contrat de mariage passé devant Maitre Gaussel à Bordeaux stipule que le régime matrimonial sera la communauté réduite aux acquets. Charles possède donc, en 1921, pour 582 070 francs de bons du trésor, bons au porteur, rentes et créances à des particuliers, titres de chemin de fer, etc… (y a-t-il des emprunts « Russes » ?) dont la majeure partie provient…de l’héritage de son père !! Comme je le notais plus haut, Pierre n’était pas parti « sans héritage » pécunier en 1900…
Demoiselle Quintin est dotée par ses parents. Sans profession (toute sa vie), elle possède 80000 francs, constitués principalement de créances. Les parents Quintin et Suzanne Loutz sont présents lors de la signature du contrat. Je note que le nom porté sur le contrat par le notaire, est : « Charles Henri Pierre de Secondat baron de Montesquieu » : ils n’ont pas oublié « qui » il est.
Fait extrêmement surprenant, la sœur de Suzanne, signe aussi le contrat de mariage (E. Jentgen).
Voyons qui habite au 39 (ex 14) rue de Freycinet en 1926 :
Charles de Secondat de Montesquieu « chef (de famille) », sans profession ;
De Secondat de Montesquieu, née Quintin Mathilde, Andrée Marie Madeleine ;
De Secondat de Montesquieu, Jacqueline Marguerite Suzanne, leur seule enfant, née à Talence, approximativement un an après le mariage, le 21 mars 1922 ;
Suzanne Loutz (toujours « chez elle ») ;
Jentgen, Eugénie Emilie (sœur). Elle est là depuis à peu près 1920 ;
Adrienne Martin, domestique (née en 1904 à Marcamps).
N’oublions pas la crise économique de 1929… et demandons-nous si Charles ne se voit pas contraint de chercher du travail !?
En effet, dans le recensement de 1936, voici les informations notées pour le N°39 de la rue Freycinet :
De Secondat de Montesquieu, employé « Association La Sauvegarde », compagnie d’assurance, rue Ferrère à Bordeaux. Et il est porté comme « chef de contentieux », sur une note/Registre du Bureau Recrutement Militaire en 1935. Son beau-frère Paul ne l’a pas aidé à entrer dans ce milieu professionnel, ai-je appris.
De Secondat de Montesquieu, sa femme
De Secondat de Montesquieu, sa fille.
Suzanne Loutz n’y est pas notée, ni aucune domestique.
Pourquoi ? peut-être habite-t-elle juste à coté, dans la maison du gardien qui était sur le grand terrain ? Car je sais qu’elle est toujours là : elle achète 82m2 attenant à sa propriété, le 28 juillet 1941.
Un nouveau chagrin va frapper cette famille soudée…
Une période difficile va subvenir…Déclaration de guerre en 1939… Charles a 43 ans lorsque le conseil de Réforme le déclare inapte et décèle des « séquelles de myocardite avec douleurs/angine de poitrine ». Il se pourrait bien que son père soit mort de la même insuffisance cardiaque. Comme lui, Charles meurt à 52ans, le 11 (12 ?) mai 1949, à son domicile, devenu le 24 rue Paul Doumer à Talence [de même, à cette époque, la rue de Cauderès est devenue Paul Doumer sur une partie]. Il s’agît de la même demeure, mais, côté rue de Freycinet, le grand terrain a été morcelé et vendu pour y bâtir de petites échoppes.
Désormais, sur environ 1000m2, l’entrée de la maison de Charles donne rue Paul Doumer. En effet, à 77 ans, le 30 septembre 1948, quelques mois avant la crise cardiaque de son fils, Suzanne Loutz lui avait fait donation de la maison de « leur » famille…
Veuve à 48 ans, elle perd son fils unique à 77…
La jeune Jacqueline est orpheline à 17 ans… Madeleine, la veuve, a 46 ans… Les parents Quintin sont toujours vivants.
Compte tenu de l’abandon total, depuis déjà 50 ans, de relation mêmes « symboliques », avec la famille des Montesquieu « du château », c’est dans le caveau de la famille Quintin que Charles de Secondat de Montesquieu est enterré. Ce grand caveau érigé par l’aïeul Hyacinthe Victor Joseph Quintin (rentier/propriétaire 47 cours des fossés de l’Intendance-Bordeaux) après achat de la concession le 3 avril 1830, se trouve au cimetière de la Chartreuse, à Bordeaux, (Série, numéro 68).
Les trois femmes ne se quitteront pas. Le père de Madeleine Quintin, Marcel, habite Bordeaux (sa mère meurt 6 mois plus tard…) ; son frère, Paul, l’assureur, réside cours Georges Clemenceau. D’un commun accord, rapidement, elles vendent 1 million de francs la maison qui a abrité le jeune baron Pierre et sa famille, à Talence, à Mr Vareille, (entrepreneur, constructeur de fours à boulangerie) le 30 novembre 1949. Il la conservera jusqu’en 1969, lorsque le Dr Loisy, neurologue la rachètera. Il y habite encore et je le remercie pour les renseignements inestimables qu’il m’a confiés spontanément.
Elles s’installent toutes les trois au 19, rue de Sauternes (dans le même secteur qu’autrefois, mais de l’autre côté du cours de la Somme, toujours à Bordeaux.
Jacqueline termine ses études de médecine.
Une page se tourne…
Agée de 85 ans, le 7 octobre 1956, Marie Suzanne Loutz, celle qui a changé le destin d’’un homme et bouleversé l’histoire patrimoniale du Château de la Brède, s’éteint auprès de sa belle-fille et de sa petite-fille.
Elle rejoint, dans le caveau Quintin, son fils Charles…
Personne d’autre n’y sera enterré, avant le décès, à 60 ans, de Madeleine, veuve de Secondat de Montesquieu, le 1er avril 1963…
Jacqueline, la dernière…
Situons-la, par rapport à ceux qui nous entourent :
Née le 21 mars 1922, c’est la fille du grand-oncle (Pierre) de notre ami Henry de Montesquieu, actuel baron et chef de famille « en titre ». Avec Jacqueline de Chabannes (remarquez la similitude de prénoms !)[dernière propriétaire du château de la Brède, avant de créer une Fondation à la veille de son décès en 2004] et le baron Henry de Montesquieu, ils sont cousins issus de germains, au 3ème degré. [Par rapport à Montesquieu : même rang dans la descendance].
Que savons-nous d’elle ?
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, je n’en savais pas plus sur elle, il y a 3 ans, que sur tous les autres ! Sauf son nom et seulement ses dates et lieu de naissance… C’est par elle que je suis arrivée en « remontant » à tous les autres, mais, je ne l’ai pas retrouvée facilement !!
Célibataire, elle devient donc Docteur en médecine générale au début de 1950 (28 ans). Cet été là, elle effectue un premier remplacement au sanatorium « La Dune » au Moulleau près d’Arcachon [établissement qui appartient alors à la ville de Bordeaux] ; elle y retourne pour toute la période estivale en 1951. A la rentrée, elle obtient l’agrément de médecin scolaire et universitaire. Elle est rattachée administrativement au lycée Théodore Gardère (barrière Saint Genès- Bordeaux) et effectue des vacations en tant que médecin scolaire. On ne sait quasiment rien d’autre sur le déroulement ultérieur de sa carrière.
La seule photo d’elle que je possède date de son inscription à l’Ordre des médecins, elle a 28 ans. Nous la devons à l’obligeance du Dr Roche, président de l’Ordre des Médecins de la Gironde, contacté par l’intermédiaire de notre ami et confrère, Michel Colle.
Elle ne s’est jamais mariée… On ne sait rien de sa vie privée… Dans les années 70/73, elle déménage de l’appartement de la rue de Sauternes. Son dernier domicile se situe au 30, rue de Cérons.
En observant sur un plan l’emplacement des trois domiciles qui ont accueilli successivement toute la famille de Pierre de Secondat, on constate qu’ils se situent tous dans le même secteur, de part et d’autre du Cours de la Somme. On s’aperçoit que pendant près de 100 ans, les trois générations « perdues de vue », sont restées au même endroit… et bien près de La Brède.
Jacqueline exerce jusqu’au 21 mars 1987. Elle a 65 ans. Je ne sais rien de la façon dont elle a organisé sa retraite mais j’ai pu retrouver deux personnes l’ayant connue. Agée, diminuée, elle vit dans sa maison, devenue quasi insalubre.
Seule, ne bénéficiant apparemment que de la présence de temps en temps d’un médecin qu’elle connaissait et d’une autre dame de ses connaissances. Ils la font rentrer en maison de retraite à Fargues-Saint-Hilaire, fin 1999, à 87 ans. Elle y meurt, le 11 octobre 2002.
Ce qui a frappé les esprits, c’est ce qui s’est passé après son décès ! C’est la preuve d’une solitude suprême et c’est assez triste…
Il faut bien réaliser que la décision de famille, prise en 1900 à La Brède, ainsi que sa brouille avec la famille de Paul Quintin, a pour conséquence de laisser cette femme totalement SEULE, même défunte !
Le maire, la directrice, essaient de trouver qui pourrait « s’occuper » de son enterrement. Mme de Chabannes n’en a pas entendu parler ; elle-même était âgée, fatiguée et auprès de son frère mourant. Henry n’a jamais rien su à ce sujet, puisqu’il ne savait rien sur elle jusqu’en 2015 ! J’ai retrouvé mention du lieu de son décès et découvert difficilement son lieu d’inhumation, en rédigeant mon livre…
Le corps est resté 10 jours à la maison de retraite. Personne ne savait qu’en faire …. !
Elles ont bien dû, comme moi, penser au nom de sa mère. C’est ainsi qu’elles ont « trouvé » le grand caveau Quintin (visiblement non entretenu).
Le 22 octobre 2002, une messe est donnée dans l’église de Fargues-Saint-Hilaire. Cinq personnes sont présentes… Elle est enfin inhumée auprès de ses deux parents et de sa grand-mère Loutz… C’est bien qu’ils soient ensemble pour l’éternité… Je regrette que baron Pierre soit « isolé », lui, au milieu de tous les défunts Montesquieu qui reposent à La Brède depuis la mort du petit fils de Montesquieu, Joseph-Cyrille, en 1826 ! Ils n’en ont pas voulu vivants : ils sont tous avec lui, morts ! Voilà qui donne à réfléchir…
Enfin, étrange coïncidence : les deux enfants du baron Charles, Suzanne et Pierre n’ont laissé aucun descendant de nos jours. Les deux « Jacqueline » (de Chabannes et de Secondat), cousines lointaines, sont décédées sans enfant…presque en même temps en 2002 et 2004.
La seule chose qui reste de tous ceux que je viens de faire revivre, c’est la médaille de Poilu de Charles : je la conserve respectueusement, en souvenir d’eux tous. (Les biens de Jacqueline sont partis à la brocante : c’est ainsi que mon époux a acheté la médaille sur internet).
Les évoquer, c’est un peu plus leur rendre justice, même si nous ne saurons jamais tout de la « véritable histoire » ! De toute façon, toutes leurs familles ont dû en souffrir aussi… Au bout du compte, il n’y a eu que des victimes.
Aller à leur rencontre, honnêtement, en historienne, m’a passionnée ; mais aussi, émue.
Ouvrage : Monique BRUT- MONCASSIN, Pierre de Montesquieu, le baron oublié, 2015