Note : Les reproductions de gravures peuvent être visualisées sur le site internet suivant, à partir du titre mentionné en anglais dans le texte :
Romantique visionnaire
William Blake appartient à la catégorie des artistes inclassables. Poète, peintre, prophète, il laisse à sa mort en 1827 une œuvre imposante qui n’avait pas beaucoup marqué ses contemporains, en général indifférents. S’il compose son œuvre à l’époque romantique, il dépasse son temps par la puissance de son imagination et par son originalité. Ce sont les poètes symbolistes à la fin du XIXe siècle, puis plus tard les surréalistes, qui vont révéler ce génie visionnaire au public anglais d’abord puis au public européen.
Il est vrai que l’œuvre artistique de William Blake est inhabituelle par sa richesse, par ses sources et par la forme même de sa production. Peintre et surtout graveur, il illustre lui-même ses poèmes dont il trouve l’inspiration dans la Bible, dans les grands textes religieux ou auprès de penseurs mystiques comme Jacob Boehme et Emmanuel Swedenborg. Blake a aussi lu Platon et les poètes Dante et Milton. Les titres des œuvres publiées évoquent clairement les mondes imaginaires où le poète aime mettre en scène des personnages célèbres et plus souvent de sa propre invention : Visions of the Daughters of Albion (1793), America : a Prophecy(1793), The First Book of Urizen (1794), The Song of Los (1795), Jerusalem (1804), ; les plus connus étant The Songs of Innocence and Experience(1794) et The Marriage of Heaven and Hell (1793). D’autre part Blake a illustré des œuvres célèbres comme Paradise lost (1807) de Milton ou encore The Divine Comedy (1824) de Dante.
Ce qui donne surtout une étonnante force expressive à cette œuvre artistique est la technique d’impression utilisée. Textes et dessins sont gravés sur des plaques de cuivre, imprimés puis aquarellés ; cette technique très élaborée par Blake lui-même confère à ces publications une qualité esthétique unique qui cependant rappelle les enluminures médiévales. En effet c’est le titre général qui est donné aux ouvrages produits ainsi : The Illuminated Books.
Blake est donc à la fois poète, dessinateur, graveur et éditeur. L’interaction entre l’écrit et l’image nous transporte dans un univers nouveau qui défie notre regard et notre lecture. Texte et image remplissent la page dans des graphismes qui se complètent, s’opposent ou s’entrelacent et créent une synthèse graphique originale qui définit bien l’esthétique blakienne.
En mettant au service de sa poésie son immense talent de graveur illustrateur de son texte Blake met en scène sur la même page l’écriture et le dessin peuplant ses poèmes illustrés de personnages en action ; leurs corps de chair (on peut aussi parler du corps de l’écriture) sont peints pour représenter une présence humaine permanente et une vie toujours réinventée dans des attitudes de danse ou de repos, de bondissement ou de chute, de joie ou de défaite. Ce qui inspire le plus son art de dessinateur et de peintre c’est la statuaire grecque et la statuaire gothique ; ses maîtres sont Michel-Ange, Raphaël et Albrecht Dürer.
William Blake ne trouve d’ailleurs aucune inspiration auprès de ses contemporains et il n’apprécie guère leurs réflexions sur l’art ; il critique sévèrement Joshua Reynolds et Edmund Burke qui à ses yeux se moquent de l’inspiration et de la vision. Pour eux, en effet, l’imagination toujours liée à la perception de nos sens ne peut rien créer de neuf ou de visionnaire. Des idées opposées aux conceptions de Blake qui met l’imagination au cœur de la nature humaine. Il écrit dans le poème Milton :
L’imagination n’est pas un état, c’est l’existence même de l’homme
L’œuvre foisonnante, inventive, complexe de William Blake peut dérouter le lecteur. Il faut du temps pour reconnaître les lignes directrices et une pensée ordonnée ; les personnages créés appartiennent souvent à une mythologie propre au poète et les contradictions abondent. S’il est difficile de définir en quelques mots la philosophie blakienne, on peut cependant souligner la force d’une pensée mystique qui veut aider l’homme à retrouver l’unité de son être. Prisonniers du monde de l’expérience, les êtres humains aspirent à retourner dans le monde de l’innocence ou plus simplement à trouver un équilibre entre ces deux mondes et à connaître le bonheur sur cette terre. Corps et âme, énergie et raison, innocence et expérience ne cessent de tirailler l’homme dans des sens opposés.
La réconciliation des contraires ou leur cohabitation est le plus grand désir de Blake afin que l’homme ne soit plus déchiré par des croyances fausses et dangereuses ; il ne cesse de les dénoncer avec force. Volontiers provocateur, il annonce dans The Marriage of Heaven and Hell la possible réconciliation du ciel et de l’enfer, c’est à dire la réconciliation des contraires les plus opposés moralement et philosophiquement.
Le corps et l’esprit.
C’est dans le recueil The Marriage of Heaven and Hell que nous lisons ce qui constitue le principal credo de William Blake:
Toutes les Bibles, tous les livres sacrés ont été la cause des Erreurs suivantes…
Que l’Homme a deux principes d’existence réels, à savoir un Corps et une Ame.
Que l’Energie, qu’on appelle le Mal, ne vient que du Corps ; et que la Raison qu’on appelle le Bien, ne vient que de l’Ame.
Que Dieu tourmentera l’Homme dans l’éternité pour avoir suivi ses Energies.
Mais sont Vrais leurs Contraires, à savoir :
L’Homme n’a pas de Corps distinct de son Ame ; car ce qu’on appelle Corps est une portion de l’Ame perçue par les cinq Sens, les principales entrées de l’Ame en ce siècle.
L’Energie est la seule vie, et procède du Corps ; et la Raison est la limite ou circonférence extérieure de l’Energie.
L’Energie est Eternel délice.
Blake déclare clairement que pour éviter de se laisser asservir par des croyances religieuses ou philosophiques il veut conserver et proclamer son indépendance de pensée; ce qu’il fait avec emphase dans ces lignes sans équivoque.
Ces affirmations surprenantes résument parfaitement le combat que mène Blake pour délivrer l’homme de toutes les contraintes imposées par des systèmes religieux dogmatiques ou des principes rationalistes qui étouffent l’énergie créatrice que contient le corps :
Les yeux de feu, les narines d’air, la bouche d’eau, la barbe de terre
La tête le Sublime, le Cœur le Pathétique
Le sexe la Beauté ; les mains et les pieds, la Proportion
La nudité de la femme est l’œuvre de Dieu
Qui désire mais n’agit pas engendre la pestilence
Ces aphorismes que Blake appelle ironiquement Proverbs of Hell disent cette énergie du corps et aussi le danger à la réprimer; tout corps humain possède en lui l’étincelle du divin ; il le définit ainsi :
La forme humaine divine
Plus encore, l’homme est le cosmos. Ceci Blake l’affirme avec autorité, heureux de son anticonformisme qui lui permet d’aller à l’encontre de toutes les idées reçues et diffusées par les religions établies. Curieux évangile qui nous dit que l’enfer qui est énergie est le lieu de la poésie et de l’exaltation des corps et que l’éternité est dans toute chose.
Les cinq sens et la tyrannie de la raison
Si la dimension sacrée et sublime de nos cinq sens nous échappe c’est que nous sommes victimes d’une part de leur faiblesse et d’autre part de la tyrannie de la raison.
Le monde nous est fermé par nos organes des sens qui sont limités ; l’homme vit replié sur lui-même, à demi éveillé, prisonnier d’un monde opaque et matériel parce qu’il n’a pas su développer des aptitudes qui sont en lui ; enfermé dans son univers rétréci, il est borné, au sens fort du terme. Ouïe, vue, odorat, goût, toucher sont atrophiés parce que nous ne savons pas utiliser leurs extraordinaires capacités. Ils sont un obstacle à la vie.
On en vient à croire un mensonge
Si l’on ne voit à travers l’œil
Ne sais-tu pas que chaque oiseau fendant les airs
Est un univers de joie que ferment tes cinq sens
Car l’homme s’est claquemuré, ne voyant plus rien que par les fentes étroites de sa caverne
Dans une gravure de The Marriage of Heaven and Hell cinq personnages apparaissent amoncelés, recroquevillés, enchaînés ; ce sont des esprits passifs qui refusent l’énergie qui les habitent et qui représentent le sommeil profond de notre système sensoriel. Enfermés dans leur mutisme, ils sont statiques comme rétrécis et étouffés dans les plis envahissants de leurs vêtements.
Plus fondamental encore pour Blake ; il dénonce le matérialisme de la science qui veut tout mettre en équations et qui cherche à expliquer l’univers. Les scientifiques comme Bacon, Newton, Locke défendent à ces yeux cette idéologie matérialiste qu’il combat car elle tue en nous notre désir d’infini. La gravure Newton or the Triumph of Science illustre clairement la dénonciation d’une science froide et mécanique qui compte, mesure et quantifie. Elle aliène l’homme et le confine à des limites.
Sur cette gravure, Newton, pourtant séduisant par la jeunesse de son port, la force musclée de son corps, l’attention scientifique qu’il porte à son travail, ferme le monde dans ses calculs géométriques. Assis sur son rocher il semble pétrifié, lui qui pétrifie l’imagination en refusant la vie spirituelle.
Et lorsque l’homme cherche à dominer le monde et qu’il échoue dans son entreprise comme Nabuchodonosor, roi déchu de Babylone, il est réduit à un stade d’animal hébété, victime de sa propre tyrannie. Dans cette gravure célèbre on le découvre hagard, englué dans un espace fermé aux couleurs de mort, désarticulé et maladif. C’est l’image que veut donner Blake du tyran devenu esclave à son tour pour avoir refusé à ses sujets leur liberté.
Mais la révolte de William Blake peut prendre des formes plus violentes ; la représentation de Dieu dans la gravure God creating the Universe nous offre une image très construite, où les formes géométriques du cercle et de l’angle du compas rappellent que nous sommes mesurés, quantifiés par un Dieu oppressant et calculateur. La ressemblance avec la gravure de Newton est évidente ; ces deux personnages aux corps robustes étouffent l’imagination et notamment ce Dieu barbu que Blake appelle volontiers Nobodaddy, Dieu vengeur, juge distant et inconnu des hommes.
Cette image de Dieu pouvait paraître déconcertante et allait à l’encontre de toutes les croyances religieuses et morales de son temps ; inviter le public à rapprocher le corps de Newton et de Dieu faisait clairement de William Blake un hérétique et on ne se priva pas de traiter de fou ce peintre irrespectueux.
Cependant le barbe flottante, prise dans un vent mystérieux, les nuages rouges et l’or des rayons semblent suggérer autre chose que la pose imperturbable du personnage concentré sur son travail. Comme le souffle d’un orage menaçant…
L’imagination ou le génie poétique.
Si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme ce qu’elle est, infinie
Le génie poétique est l’Homme véritable, et le corps ou forme extérieure dérive du génie poétique
Ces deux citations sont au cœur de la philosophie blakienne : révéler à l’homme qu’il est capable de percevoir l’infini de la vie. Parce qu’il est génie poétique l’homme possède en lui le pouvoir de l’imagination qui lui permet de connaître la vie infinie et éternelle. A condition qu’il ne réprime pas son désir, son énergie et ses élans, il percevra en chaque chose et en chaque être la « vraie vie » qui l’entraîne au delà de la matière vers l’immensité spirituelle du monde. Et cette transformation il est capable de la réaliser ici bas sur cette terre.
Si les mots élan et énergie reviennent souvent sous la plume de Blake c’est qu’ils sont l’expression même de l’imagination en mouvement, souffle nouveau, énergie créatrice qui donne accès au poétique. Ce souffle peut être excessif et intense comme dans le frontispice du poème The Marriage of Heaven and Hell. Nous y voyons des corps emportés par le flot ascendant de flammes souterraines et quasi infernales vers un monde terrestre qui apparaît plutôt léthargique et qui a besoin de se réveiller. Vision étrange, les deux corps enlacés et sensuels symbolisent la consommation de l’impossible mariage du ciel et de l’enfer ! Les corps élevés par les flammes sont l’annonce d’un monde qui change dans un flux puissant de forces souterraines. Les couleurs chatoyantes, le rouge des flammes qui conquièrent l’obscurité exalte cette extraordinaire union qui suggère la réconciliation nécessaire du corps et de l’esprit.
Lorsque l’homme regagne sa liberté, son corps physique s’envole littéralement. Aux images de corps statiques fermés à la vie succèdent les images d’envol ; aux constructions géométriques qui emprisonnent les mouvements succèdent les arabesques d’une joie exaltée. Blake veut que l’homme se réconcilie avec son désir.
L’énergie libératrice des contraires
Le frontispice de Songs of Experience fait cohabiter lignes géométriques et arabesques révélatrices des deux états opposés ou contradictoires de l’âme humaine, l’innocence et l’expérience. La composition de la page en deux parties distinctes exprime ces deux mondes.
Les personnages immobiles, courbés par la douleur pleurent un mort ; les lourdes lignes horizontales et les angles droits du monument funéraire contrastent avec la légèreté de la partie supérieure de la gravure et la danse aérienne des trois personnages. Ici tout est aéré et tout virevolte, y compris les viornes des branchages ; là tout est dolorisme, conformisme, statisme. Pour Blake ces contraires sont salutaires :
Sans contraires, point de progression. L’Attraction et la Répulsion, la Raison et l’Energie, l’Amour et la Haine sont nécessaires à l’existence humaine
Dans The Marriage of Heaven and Hell nous rencontrons des personnages, emportés par les flammes du désir ou de l’imagination, qui s’élèvent au dessus du monde matériel de la mort physique. Transportés par la houle des flammes dont les couleurs bigarrées or et rouge illuminent la page, ils montent vers l’infini de la vie ; temps et espace sont contenus dans cette vision. Les corps dans ces gravures accèdent à un autre niveau de conscience et sont transformés par le pouvoir de l’imagination. Ils rayonnent comme parés de lumière céleste et redisent la primauté de l’esprit sur la matière ; les mains ouvertes semblent vouloir saisir le cosmos désiré. L’infini est en eux, ils sont libres.
Je ne connais d’autre christianisme et d’autre évangile que la liberté du corps et de l’esprit (Jerusalem)
Cette liberté permet à l’homme de construire un monde nouveau ici et maintenant sans attendre la promesse d’une éternité improbable. Car l’éternité est en nous si nous la désirons ; c’est nous qui construisons le nouveau monde et la nouvelle Jérusalem nous appartient. L’homme assis de la gravure 8 de America, a Prophecy dont le corps tendu et ouvert s’offre au jour est fasciné par cette lumière annonciatrice de changement ; l’énergie contenue de son physique puissant est prête à bondir vers plus de clarté loin de la pesanteur qui le maintient au sol près de cranes humains. Son corps nu qu’il ne cherche pas à protéger est sa force, le signe de l’élan de vie qui l’habite.
La souffrance des corps
Mais la libération souhaitée de l’âme et du corps et l’espérance que cela représente échappent à l’homme qui trompé par trop d’illusions ne parvient pas à quitter sa condition mortelle.
Douleur, menace, terreur, supplices sont le lot commun des hommes sur terre et les corps souffrants et accablés peuplent l’univers graphique de Blake. La création du monde a entraîné l’homme hors de l’éternité pour le précipiter dans le temps qui lui est compté. L’homme est matière dont il n’arrive pas à se dégager, son corps est entravé, enchaîné. L’histoire de la création revue et corrigée par Blake est racontée dans le livre The First Book of Urizen ; c’est celle d’un échec complet puisque l’homme privé de désir est mis en soumission. Le personnage d’Urizen ressemble au Dieu barbu déjà rencontré ; il en possède les limites comme son nom semble l’indiquer, car il ne voit pas plus loin que l’horizon ou que sa raison. (Le jeu de mot est voulu par Blake !)
Dans la gravure Elohim creating Adam nous percevons dans le mouvement horizontal qui entraîne les deux corps parallèles comme une intimité protectrice. Dieu protège sa créature dans cet espace sans gravité. En réalité nous assistons à une création qui annonce une chute. Dieu a le visage fermé et froid d’une statuaire rigide et Adam plus souple perçoit que sa jambe est enlacée par les replis du serpent. C’est précisément la vision que Blake refuse ; pourquoi créer l’homme si on le piège dès sa naissance en le privant d’éternité ?
La condition mortelle de l’homme est évoquée en permanence puisque pour Blake la création a aussi privé l’homme de l’unité de son être. Son humanité même le rend fragile et en position d’infériorité face au temps et à l’espace. Dans la gravure Pity, dont la construction rappelle de manière troublante la création d’Adam, le thème de l’intercession auprès des puissances cosmiques nous ramène à notre petitesse. Les corps en présence allient les éléments naturels et surnaturels : la figure de la femme allongée aux longs cheveux épars et au visage éclairé repose dans un univers sombre que domine un cavalier lancé sur deux chevaux au galop. L’enfant qui, en vain, cherche à arrêter la fuite du temps est l’enfant de la femme allongée qui vient d’accoucher dans la douleur. La pitié, qui a le visage d’un chérubin, regarde ce petit être avec une tendresse déplacée car inutile : Que peut-elle faire ? Au dessus d’elle l’ombre planante d’une présence mystérieuse (autoritaire et insensible ?) semble annoncer que la condition humaine sur terre ne changera pas ; même la pitié ne saura sauver l’homme de la souffrance et de la mort. Cette allégorie qui oppose fuite et statisme crée un effet réussi de symétrie en mouvement. Nous sommes les témoins d’une confrontation dérangeante presque insupportable ; le mélange des perspectives et des proportions, la pesanteur du corps de chair et l’apesanteur des corps célestes créent précisément l’angoisse de mort dont l’homme doit se défaire.
Il ne reste à l’homme que la révolte afin de reconquérir la part divine, c’est à dire le génie poétique, qui est en lui. Mais cette révolte se fera dans la douleur et, dans l’histoire de l’humanité, les exemples abondent ; de l’histoire biblique (The Book of Job) à l’Histoire dont il est témoin, (America : a prophecy, Europe, The French Revolution)), Blake nous emmène dans des récits de violence et d’horreur. Il crée ses propres mythes, comme dans The Book of Los, pour illustrer luttes et défaites de personnages qui affrontent des forces qui les dépassent.
La figure de l’homme qui laisse éclater un hurlement de peur nous place dans le monde de la déformation et du monstrueux – on pourrait dire de la défiguration – . Accroupi, les yeux exorbités, le corps difforme ; ne crie-t-il pas en réalité sa révolte ? La peau de son corps nu partage ce paroxysme de peur ; « ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau » dit Paul Valéry dans L’Idée fixe. Cette révolte est celle de l’homme qui refuse toute forme de soumission et qui, à tue-tête, entend alerter l’humanité des dangers à suivre des systèmes obscurantistes. Le masque tragique qu’il porte sur son visage amplifie son cri. C’est l’expression de la révolte de Blake lui-même.
Satan agresseur des corps
Satan est omniprésent dans l’œuvre picturale de Blake ; c’est lui qui torture les corps et concourt à cette perte de la vie poétique. Ambiguïté permanente que ce Satan, source de désir refusé à l’homme, prince des flammes de l’énergie salvatrice et en même temps source maléfique qui ramène constamment l’homme à sa dimension terrestre.
Dans une aquarelle particulièrement évocatrice de cette force satanique, intitulée Satan, Sin and Death, (Satan at the Gates of Hell), nos yeux sont attirés par le corps puissant de Satan et sa musculature, sa stature de guerrier au bras vengeur dont le double en miroir est la mort quasi transparente. Satan et la mort s’acharnent contre le péché ; la femme pécheresse dont la supplique un peu grotesque est inutile périra sous les lances des deux guerriers de l’enfer ou sera dévorée par le serpent hirsute à la tête de chauve-souris, un des monstres du bestiaire fantastique de Blake. Cette image est tirée de Paradise Lost de Milton que Blake illustra avec une rare puissance d’imagination.
L’homme perd-il espoir alors ? Après ces visions souvent insupportables de souffrance humaine et de torture des corps, il nous faut revenir aux déclarations de Blake sur le corps et l’âme et leur union indispensable afin de comprendre le sens de certaines allégories.
Satan est l’agresseur dont l’homme doit se défendre ; la lutte entre le bien et le mal est fréquente ; mais l’affrontement traditionnel entre l’ange du bien et l’ange du mal est interprété différemment par Blake. Les deux anges de la gravure The Good and Evil angels se livrent un combat particulièrement agressif dans un espace cosmique ; l’ange dont la peau est claire protège un enfant et l’éloigne du mauvais ange à la peau rougie par les flammes qui l’enveloppent. Cet ange de feu représente le corps et l’énergie ; l’autre ange protecteur représente l’âme et la raison. Ces oppositions apportent tourment et crainte ; rassembler corps et esprit apportera le bonheur éternel :
L’énergie est éternel délice
Cette phrase qui sonne comme une vérité suprême ne prend son sens que lorsqu’en effet l’unité de l’être tant désirée est enfin réalisée.
La mise en scène dramatique souligne que nous sommes encore loin de cet éternel délice ; une lecture attentive de l’image des anges nous montre que l’ange des flammes de l’énergie semble aveugle et muet ; des fers retiennent ses pieds. L’ange sauveur de l’âme dans son geste maladroit trahit une angoisse à peine dominée ; sa figure androgyne qui reste sensuelle semble cependant nier toute forme d’attirance ou de sexualité. Les illustrations que Blake insère dans ses textes ont une valeur clairement didactique : apprendre aux hommes à lire le monde et ses complexités.
Les gravures de corps dont la torsion traduit une immense angoisse sont nombreuses ; angoisse qui naît de mondes en guerre, de sociétés où la religion devenue morale a perdu son inspiration divine, de menaces d’apocalypse.
William Blake, le visionnaire, va créer des images hallucinantes pour exprimer la fin des temps anciens et l’arrivée d’un nouveau monde. L’aquarelle The Great Red Dragon and the Woman Clothed with the Sun en s’inspirant des images de St Jean fait apparaître le monstre le plus hideux, dragon rouge aux membres humains qui enjambent le ciel. Cette énorme masse humanoïde dont la queue balaie le ciel et la mer étouffe le clair visage de la femme dont l’enfant sera élevé dans les cieux. Le graphisme et l’imagination de Blake sont en correspondance avec le texte de St Jean. Pouvait-il trouver plus forte inspiration ? Nous lisons dans Apocalypse, 12, 3-5. : « un énorme dragon rouge feu, à sept tètes et dix cornes, chaque tète surmontée d’un diadème. Sa queue balaie le tiers des étoiles du ciel et les précipite sur la terre. En arrêt devant la femme en travail, le Dragon s’apprête à dévorer son enfant aussitôt né ».
Les arabesques des corps ; l’allégorie triomphante
Blake ne cesse d’annoncer la nouvelle Jérusalem, cité terrestre, où l’homme retrouvera sa grandeur divine. Les livres illustrés Jerusalem et Inferno, contiennent gravures et aquarelles dont la tonalité et l’invention contrastent avec la violence des thèmes qui précèdent.
Les personnages entrent dans une danse libératoire et gracieuse ; les corps dans leur légèreté aérienne s’envolent vers le cosmos. Les anges volent en arabesques et leurs membres longilignes tracent sur la page des courbes travaillées avec virtuosité. Hommes et femmes participent à cette élévation qui les entraîne vers le ciel. Blake revient toujours à des formes figures féminines et masculines qui glorifient les corps et les exaltent.
Les gravures qui représentent des anges ne sont pas différentes de celles qui représentent des êtres humains ; c’est une figure récurrente dans l’œuvre de Blake. Ils ont la légèreté des êtres qui se savent infinis ; la fluidité des lignes du corps, la souplesse suggérée des membres, les visages aux traits fins qui appartiennent à la même filiation, tout cela crée une ressemblance réconfortante, un modèle. Cette souplesse des corps n’exprime-t-elle pas la libération tant attendue des sens ?
Le graphisme de la peinture Christ offering to redeem humanity est particulièrement expressif. Quatre anges – on remarque la souplesse dynamique des lignes courbes – entourent le Christ accueilli par son Père dans le médaillon supérieur qui surplombe le portrait horizontal de Lucifer. Satan en effet est toujours présent et comme aux aguets ; ici il est isolé physiquement par une barre de nuages ; on remarque ses ailes de chauve-souris. Le Messie, les bras écartés, dans une posture d’offrande, a un corps démesuré ; il semble embrasser un Dieu, assis et tassé, dont on ne perçoit pas le visage. C’est le Dieu distant et passif de l’Ancien Testament. Les lignes du dessin sont pures et précises, la symétrie des corps qui bordent le tableau invite à concentrer nos regards sur le motif central : la confrontation du Dieu abattu et du Messie en mouvement.
Dans une autre peinture The Rout of the Fallen Angels on retrouve cette légèreté des corps célestes. Le Christ, entouré de personnages d’une grâce évidente, lance ses flèches contre les anges rebelles qui s’effondrent en déroute dans une chute lamentable et confuse de corps enchevêtrés.
L’homme libéré ; le corps resplendissant
L’homme libéré ou homme dieu apparaît alors ; libre de toutes ses entraves physiques et mentales, vainqueur des contradictions qui l’étouffaient, il se révèle présent au monde, être de chair et d’esprit dans son unité retrouvée. Le personnage qui représente le mieux cet homme Blake le nomme Albion. Il est lumière de sa propre lumière, homme au visage ravi, ravi de savoir qu’il est poésie créatrice. Son corps comme son espace intérieur sont illuminés. Il est le héraut de l’âge nouveau, de la liberté reconquise ; il est imagination. Notre regard sur l’homme et le regard de l’homme changent ; c’est ce que dit Blake dans une symbolique puissante.
Flamboyant dans une luminosité de gloire il domine le monde encore obscur; sa nudité est sa force et ses mains grandes ouvertes de manière disproportionnée saisissent le cosmos. Image d’une surprenante beauté où l’homme est un géant et il sourit de son élan de vie qui le replace dans l’infini du soleil levant. « On ne se lasse pas de s’émerveiller à l’idée que le corps humain est devenu possible », écrit Nietzsche dans Fragments posthumes en 1885.
Un très bel exemple de mise en gloire du corps humain est l’illustration d’un poème de Milton, l’Allegro : The Sun at his Eastern Gate. Habillé de flammes, le soleil dans la beauté de sa nudité parfaite embrasse le monde de la vie terrestre et céleste.
L’imaginaire et l’infini de l’homme
Il est évident que l’esthétique blakienne ne correspond en rien aux canons de la beauté respectés à son époque ; les peintres Reynolds, Gainsborough, Hogarth, Constable sont les défenseurs d’un classicisme bien défini et dans leurs peintures les corps habillés et même parés des plus beaux atours ne révèlent rien de leurs désirs profonds. Cet académisme irrite William Blake qui ne cache pas ses critiques de la représentation d’une beauté rigide et matérielle ; le seul de ses contemporains qui trouve grâce à ses yeux est Fuseli, peintre lui aussi au talent de visionnaire.
L’âge nouveau que William Blake annonce sera porté par une peinture nouvelle, la sienne. La force de son imaginaire l’attire vers d’autres représentations de la beauté des hommes et des femmes qu’il côtoie. La finitude de l’homme coexiste toujours avec son infinitude et Blake place ses dessins et gravures des corps dans un environnement à la fois temporel et éternel. Ces corps sont l’incarnation des contraires ; ils existent parce qu’ils ont réconcilié en eux esprit et corps, énergie et raison.
L’extraordinaire variété de l’invention poétique et picturale de William Blake nous transporte vers des extrêmes. Le trait de crayon se fait chute ou ascension comme le corps humain tombe et s’élève. Et lorsque l’homme a saisi la force de l’infini qui l’habite, son corps n’est plus contracté mais libre ; il est rendu à la poésie et au monde sacré. Les corps respirent alors la plénitude de l’être et dansent.
Régis Ritz
Notes.
– Les citations des textes de William Blake sont tirées des volumes II et III des Œuvres complètes, William Blake, Traduction de Pierre Leyris et Jacques Blondel, Paris, Aubier/Flammarion, Edition en 4 volumes, 1974-1983 (Réédition en 2009).
– Les reproductions de gravures peuvent être visualisées sur le site internet suivant, à partir du titre mentionné en anglais dans le texte :
– La bibliographie anglaise et française sur William Blake est imposante ; à titre indicatif les ouvrages suivants présentent un grand intérêt :
P.ACKROYD, Blake, London, Sinclair-Stevenson, 1995
C.JORDIS, William Blake ou l’infini, Paris, Albin Michel, 2014
F.PIQUET. Blake et le sacré, Paris, Didier Erudition, 1996
Illustrations.
The Marriage of Heaven and Hell, plate 1 (15 x10,5 cm)
The Marriage of Heaven and Hell, plate 10 (15 x10,5 cm)
Europe, a Prophecy, plate 1, God creating the Universe (23,7 x 17 cm)
Newton or the Triumph of Science (46 x 60 cm)
America, a Prophecy, The morning comes, the night decays, plate 8 (26 x 17 cm)
Elohim creating Adam (42,1 x 53,6 cm)
Pity (42,5 x 43,9 cm)
Albion rose or glad day (34,5 x 24,6 cm)