Communications

Décadentisme et esthétique : vitalité morbide et autres paradoxes par Michel Jouve – séance du 12 janvier 2009

 

Les cas d’Oscar Wilde et de Joris-Karl Huysmans

Les éditions utilisées sont le très commode The Portable Oscar Wilde, Penguin edition, qui contient les deux textes auxquels se réfère cette communication, et A Rebours, édition Garnier Flammarion, avec un excellent dossier critique de Daniel Gronowski. Les traductions de Wilde sont mes traductions.

« Ceux qui vont sous la surface le font à leurs risques et périls.

Ceux qui déchiffrent les symboles le font à leurs risques et périls. »

Ces deux mises en garde font partie des aphorismes qu’Oscar Wilde a placés en tête de son roman The Picture of Dorian Gray. Et en effet, la dernière décennie du 19ème siècle est intellectuellement pleine de risques et d’audaces et comporte en germes les bouleversements qui s’affirmeront au début du siècle suivant, tant dans la sphère publique que dans celles des mœurs et des arts.

C’est dans cette voie périlleuse que je veux vous entraîner, en soumettant deux personnalités en apparence bien différentes, tant socialement que dans leurs choix de vie, à une observation partielle et partiale.

 

Huysmans est né en 1848, a passé toute sa vie comme modeste fonctionnaire dans divers ministères, a fait un bout de chemin avec les naturalistes et a entretenu avec Zola une amitié artistique décisive. La publication en 1884 d’A Rebours constitue une rupture brutale avec ses œuvres antérieures de tonalité naturaliste.
Oscar Wilde, lui, est né en 1854, a fait des études brillantes à Dublin puis Oxford, et a très vite occupé une place éminente dans le monde littéraire britannique. Il touche à tous les genres et amuse la chronique par son comportement excentrique. Coïncidence des dates, il se marie en 1884 et se rend à Paris pour son voyage de noces. Est-ce là qu’il découvre A Rebours ? Il serait plaisant de le croire. En 1890, il publie son célébrissime roman The Picture of Dorian Gray. Mais en 1895, tout s’effondre pour lui : il est arrêté, jugé et condamné à la prison pour homosexualité. Cela le brise, et il mourra expatrié à Paris en 1900.

Plusieurs choses les réunissent cependant : pour simplifier, signalons les influences avouées de Baudelaire et Théophile Gautier et leur goût pour les arts, auxquels ils consacrent des écrits qui font date. C’est sous cet angle des arts, qui pour eux a constitué un enjeu essentiel philosophique, existentiel, esthétique, éthique et même social, que je vous invite à considérer les idées et les attitudes de ces deux auteurs, représentatifs de la décadence fin de siècle.

Il ne serait pas usurpé de penser que The Picture of Dorian Gray (PDG) et A Rebours (AR) constituent des manifestes masqués, fondés sur la fusion, voire la confusion entre l’art et la vie. L’un et l’autre expriment une haute idée de la beauté qui s’apparente à une mystique. Pour eux, l’artiste véritable est doté d’un pouvoir démiurgique (« Il n’y a rien que l’artiste ne puisse exprimer » PDG) Outre ces deux romans, le corpus principalement pris en considération dans cette communication inclura l’essai essentiel de Wilde The Critic as Artist(CAA), sorte de dialogue à la façon de Platon où, sur le mode brillant, spirituel et provocateur, Wilde expose des théories sur l’art et sa réception dont l’importance me semble être sous-estimée.

L’art

Pour Huysmans comme pour Wilde, l’art n’existe que par le récepteur ; sa perception et son interprétation sont profondément individuelles et re-créatrices. De surcroît, l’un et l’autre réfutent l’universalité (et, partant, l’objectivité) du jugement critique. Il s’ensuit que l’œuvre d’art doit être dérangeante, interprétable et donc non réductible à une signification univoque, exister par et pour elle-même et être appropriable (v. cit.1 : les citations longues seront données hors texte en annexe). Nous sommes aux antipodes des pratiques communes dans les arts du 19ème siècle telles qu’elles sont illustrées par les courants dominants dans les Salons partout en Europe, et notamment en France et en Angleterre. Pour la bourgeoisie triomphante, les images doivent se référer à une réalité postulée rassurante, y compris lorsque le message se teinte de critique sociale. Les peintres pompiers, dont certains n’étaient pas dépourvus d’une sorte de talent, offrent des images convenues où le sexe est tout juste affriolant, où l’histoire est exaltante, où l’homme préhistorique a ce qu’il faut de bestialité pour convaincre Monsieur Prudhomme combien il est plus beau et combien sa cheminée est plus confortable et civilisée que le feu dans les cavernes. Pas de risque de se perdre en dessous de la surface de l’image, puisqu’en dessous, il n’y a rien.

L’art véritable, lui, est ailleurs ; il n’est pas réductible au genre auquel il se rattache ni au sujet qui lui sert de support, voire de prétexte. Musique, peinture, écriture se font écho et leur perception légitimement papillonne entre les champs de sensations qu’elles sollicitent. Les artistes novateurs ne s’y sont pas trompés, qui ont eu largement recours à la synesthésie comme procédé libérateur. Mais la synesthésie est aussi et principalement l’affaire de l’amateur d’art ou du lecteur sensibles, qui y trouvent un espace de liberté et de jouissance inépuisable. Des Esseintes, le personnage unique d’A Rebours, se compose par exemple un paysage par les seules évocations de l’odorat. De façon similaire, le mentor ès esthétique dans CAA propose à son ‘disciple’ : « voulez-vous que je vous joue une fantaisie de Dvorak ? Il compose des choses passionnées, curieusement colorées ». Ce principe de correspondances est systématiquement exploité notamment par les artistes symbolistes. Pour ne pas multiplier les exemples, on pourrait mentionner un pastel de Lévy Dhurmer intitulé Sonate au Clair de Lune mais qui représente en fait un nu monumental et vaporeux.

Cette insistance sur le primat de la perception et de l’interprétation individuelle et intime ouvre la voie à ce que le 20ème siècle appellera le courant de conscience, aux antipodes de la psychologie normative. Ainsi, des Esseintes, en contemplation devant un astrolabe en ivoire qui lui sert de presse-papier (on notera la mutation de fonction de l’objet) est confronté à un « essaim de réminiscences ». Si ce n’est pas encore la ‘recherche’ active du temps perdu, c’en est au moins la résurgence au cœur même de sa passivité névrotique.

Quel champ et quel objet nos auteurs attribuent-ils donc à l’art ? Ils les définissent tout d’abord de manière négative. La mimesis, sur laquelle les arts visuels fondaient depuis l’antiquité leur ambition et leur orgueil, devient proscrite en raison de l’astreinte restrictive qu’elle représente. Monsieur Prudhomme ne mesure-t-il pas la valeur d’une œuvre à l’aune de sa ressemblance avec la réalité. La fidélité à la Nature, qui perd sa majuscule, n’est plus gage de qualité. Des Esseintes lui règle son compte de la façon péremptoire qui est la sienne : « A n’en pas douter, cette sempiternelle radoteuse [la nature] a maintenant usé la débonnaire admiration des vrais artistes, et le moment est venu de la remplacer, autant que faire se pourra, par l’artifice ». C’est pourquoi aussi, dans CAA, Wilde affirme la supériorité de la musique sur la peinture, en raison du fait qu’elle n’est pas figurative et « qu’elle ne peut jamais révéler son secret ultime ». Poussant un cran plus loin cette exigence, Huysmans en arrive à un paradoxe élitiste selon lequel l’art doit se refuser pour être digne d’éloge. Il propose comme idéal l’art quintessentiel de Mallarmé qui, en abolissant la comparaison, offre au lecteur un « sublimé d’art ».

Dans cette perspective, le réalisme et tous ses avatars sont donc honnis. Ceux qui appellent un chat un chat sont renvoyés péremptoirement par Wilde à leur litière. Dans AR, Huysmans se conforma en apparence à des usages du récit réaliste et naturaliste (description du milieu, du décor, de l’hérédité) pour en subvertir la forme et les finalités. Pour sa part, le potentiel mythique de PDG incite à chercher le sens du roman au-delà de l’apparence qu’offre l’intrigue ; les mythes revisités de Faust (le rêve de jeunesse et de beauté éternelles), de Pygmalion (la création qui prend vie et dont l’auteur est de façon complexe amoureux) et de Narcisse (personnage amoureux de sa propre image jusqu’à s’y perdre) sont autrement plus importants que les tableaux de mœurs qui agrémentent l’histoire. L’art qui se fixe comme ambition de fournir une image du réel a comme objectif implicite d’agir ou d’inciter à agir sur ce réel ; Wilde réfute ce que l’on appellera l’art engagé ou même simplement utilitaire : « L’art n’a pas d’influence sur l’action. Il annihile le désir d’agir. Il est superbement stérile » Ce terme de ‘stérile’, dont paradoxalement Wilde renverse les connotations négatives, est un terme clé sur lequel nous reviendrons.

Autre domaine qui est exclu du champ légitime de l’art : celui de la morale. Art et morale appartiennent à deux sphères étrangères. Comme Gide disait en substance qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, Wilde peut déclarer : « L’art est hors de la portée de la morale, car il a les yeux fixés sur des choses belles, immortelles et en perpétuelle mutation. Ce sont les sphères inférieures et moins intellectuelles qui relèvent de la morale ». On peut imaginer l’effet causé par ce genre de théorie iconoclaste dans l’univers victorien, dont l’idéologie dominante reposait sur une conception rigide (frigide) de la morale, poussé dans ses excès au grotesque.

On perçoit bien déjà que la faculté la moins appropriée pour apprécier l’art ainsi défini est la raison, non seulement sous sa forme philosophiquement noble du rationalisme à la française, mais aussi sous sa forme inférieure associée à l’utilitarisme à l’anglaise. Ainsi pour Wilde dans CAA : « Il y a deux façons de ne pas aimer l’art, Ernest. L’une, c’est de ne pas l’aimer. L’autre, c’est de l’aimer rationnellement ».

Tout art légitime doit être transcendant. Pour commencer, il doit chercher à transcender les limites matérielles auxquelles il est astreint. Dans des pages superbes, Huysmans décrit l’admiration de son personnage pour deux représentations par Gustave Moreau de Salomé, où l’artiste semble dépasser les limitations de la matière (cit. 2). Similairement, Wilde dans PDG évoque les peintres de Tokyo « qui, par le moyen d’un art qui est nécessairement immobile, cherchent à communiquer la sensation de mouvement et de vitesse » (anticipe-t-il déjà sur les futuristes du 20ème siècle ?)

La définition de la Beauté qui découle de cela est formulée par Wilde dans CAA : « la beauté est le symbole des symboles. La beauté révèle tout, parce qu’elle n’exprime rien. Lorsqu’elle se révèle à nous, elle nous révèle la totalité flamboyante et colorée du monde » La nature magique de l’art est manifestée par l’évocation du mythe de Pygmalion, concrétisée par la nature fantastique du portrait de Dorian Gray. L’œuvre créée se dote d’une vie propre, émancipée de l’intention créatrice (cit. 3).

A force de quintessence et d’informulation, le paradoxe ultime auquel aboutissent chacun de son côté nos deux auteurs est l’impasse sublime de l’œuvre vide, le néant figuratif qui ouvre à la totalité du sens. Il faudrait citer la totalité du remarquable chapitre XIV d’AR pour reconstituer le parcours démonstratif de Huysmans qui mène à préconiser cette économie extrême des moyens. C’est ce qu’exprime le mentor démoniaque de Dorian lorsque, tout près de la fin du roman il déclare à son éternellement jeune ami : « Vous êtes le prototype de ce que notre époque recherche et qu’elle craint d’avoir trouvé. Je suis tellement heureux que vous n’ayez jamais rien réalisé, jamais sculpté une statue, ou peint un tableau, ou produit quoi que ce soit d’autre que vous-même ! La vie a été votre art. Vous vous êtes mis en musique. Vos jours sont vos sonnets. »

Ainsi nous voyons se dessiner une esthétique fin de siècle fondée sur le refus de la clarté ou en tout cas de l’évidence. La démarche de Huysmans est une tentative de déconstruction, que l’on peut assimiler à celle des grands parfumeurs, tels qu’il les définit, créateurs géniaux d’odeurs, qui a consisté à  « travailler la grammaire, comprendre la syntaxe des odeurs (…) désassembler la construction de leurs phrases, peser la proportion de leurs mots et l’arrangement de leurs périodes » Le sens doit être, comme un parfum, flottant, vague, difficile à définir et pourtant entêtant. Paradoxal, encore, son éloge des écrivains subalternes des époques décadentes, dont l’imperfection même des œuvres offre à l’attente affamée du lecteur l’accès à des univers intérieurs plus riches que n’en offrent des œuvre plus achevées (cit. 4). Les Symbolistes, dans leur diversité, ont en commun ce recours à l’évanescence ; Odilon Redon, qu’admirait Huysmans, n’a-t-il pas dit de lui-même : « Mes dessins inspirent et ne se définissent pas (…) Ils nous placent, ainsi que la musique, dans le monde de l’indéterminé » De la même façon, Wilde définit le nouveau style dans l’art, avatar moderne du concept platonicien où « les simples formes et motifs des choses [deviennent], pour ainsi dire, raffinés et acquièrent une sorte de valeur symbolique, comme si elles constituaient elles-mêmes les motifs de quelque autre forme plus parfaite dont elles matérialisent l’ombre »(PDG)

II. Le rapport au réel

Les positions prises par Wilde comme par Huysmans résultent du diagnostic sévère qu’ils portent sur la société contemporaine. Sa vulgarité leur inspire un dégoût profond et, à leur désespoir, la plupart des artistes en est contaminée : dans CAA Wilde déclare : « Le mieux que l’on puisse dire des créations de l’art moderne est qu’elles sont juste un peu moins vulgaires que la réalité ». Dorian, après son long parcours initiatique, établit une équation désabusée entre réel et laideur : « comme la laideur rendait les choses horriblement réelles ! »

Idéalement, l’artiste devrait se situer au-delà du réel. Wilde fait de l’infirmité de Milton et d’Homère, l’un et l’autre aveugles, la métaphore du paradoxe du regard ; leur art, affranchi de la contingence de l’observation immédiate, peut n’être que musique ; constat conclu par le paradoxe : « Oui : l’écriture a fait beaucoup de mal aux écrivains ». L’ordre personnel imposé par l’artiste à la nature amène, même chez Huysmans, un rêve de mutation physiologique : « Hélas ! le temps était loin, où, jouissant d’une bonne santé, des Esseintes montait, chez lui, en pleine canicule, dans un traineau, et, là, enveloppé de fourrures, les ramenait sur sa poitrine, s’efforçait de grelotter, se disait, en s’étudiant à claquer des dents : – Ah ! ce vent est glacial, mais on gèle ici, on gèle ! parvenait presque à se convaincre qu’il faisait froid » La posture abstraite empiète ainsi sur la vie même, illustrant de façon un peu comique la fusion entre l’esthétique et le physique.

A partir de là, le salut résidera, pour l’être conscient et sensible, dans une entreprise délibérée de déréalisation du réel. Dans l’œuvre, le sujet apparent est un prétexte et un leurre ; le sens est ailleurs : « chaque portrait qui est peint avec sentiment est le portrait de l’artiste, non du modèle », ce qui fait que le peintre peut déclarer à propos de Dorian, l’inspiration de sa vie, « qu’il n’est jamais plus présent dans [son] œuvre que lorsqu’aucune image de lui n’y figure » Peu importe dans ce cas le degré de figuration de la représentation ; mieux même, plus l’œuvre réellement inspirée est figurative, plus l’identité du réel est efficacement niée ; l’œuvre saturée de détails (comme chez Gustave Moreau par exemple) rejoint paradoxalement le rêve de l’œuvre vide évoqué précédemment. Nous voyons là une anticipation de la provocation des surréalistes, dont la forme la plus absolument emblématique est le célébrissime « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. C’est ce glissement du visible à la vision qui définit l’approche de l’artiste authentique ; un nouveau paradoxe de Wilde vient provoquer nos habitudes paresseuses de pensée : «  Seuls les gens superficiels ne jugent pas par les apparences. Le véritable mystère du monde, c’est le visible, pas l’invisible » ; rendre, donc, le visible dans sa signification profonde est le travail du visionnaire.

Cette position intellectuelle des décadents tend à inverser les théories déterministes, notamment sociales, au cœur de la pensée naturaliste et de la sociologie naissante. Le paradoxe célèbre de Wilde résume efficacement cela : « la nature imite l’art » On retrouve cette idée chez nos deux auteurs. La prégnance des références artistiques est telle qu’elles se substituent à l’expérience immédiate. Des Esseintes décide de quitter son cocon de banlieue et de faire un voyage à Londres ; avant de prendre son train, il parcourt Paris en fiacre sous une pluie battante, par un jour ténébreux. Les images que traduit Huysmans rappellent certaines des représentations de Londres offertes par Gustave Doré (non cité par l’auteur mais reconnaissable) dans l’ouvrage très populaire qu’il avait consacré à la capitale de l’Angleterre (London : A Pilgrimage). Ces impressions identifiées, ajoutées à d’autres également issues de figurations artistiques, se substituent si efficacement au réel que le voyage devient superflu. Par sa syntaxe, Huysmans transcrit cet amalgame entre le réel et l’imaginaire : au cours de son périple parisien, des Esseintes s’arrête dans une taverne rue de Rivoli, où il baigne dans une atmosphère à la Dickens : « Il s’acagnarda dans ce Londres fictif, heureux d’être à l’abri, écoutant naviguer sur la Tamise les remorqueurs qui poussaient de sinistres hurlements, derrière les Tuileries, près du pont ». Après une autre expérience de ce type, le personnage sans s’en soucier manque son train et regagne donc sa petite maison de Fontenay aux Roses, en concluant : « A quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise ».

Il est indéniable qu’il y a dans l’ensemble de ces positions quelque chose de réactionnaire, du point de vue politique et social. On peut même estimer qu’il y a une part de provocation très délibérée. C’est notamment le cas pour Wilde, dont on sait que dans certains de ses essais il exprimait une sensibilité aux injustices sociales du temps et prônait des réformes en profondeur de la société. Il y a donc dans ces positions esthétiques un défi lancé non seulement aux conservateurs, mais également aux bien-pensants socialisants. La notion de ‘happy few’ redevient d’actualité, dans l’évocation d’une élite minoritaire ; ainsi pour Wilde, «  les élus, ce sont ceux pour qui les choses belles signifient simplement la beauté ».

Des Esseintes, prenant comme modèle Mallarmé, prône le retrait dans sa tour d’ivoire pour l’artiste autant que pour l’amateur d’art et de pensée (cit. 5). Cela, probablement moins par insensibilité aux misères du monde que par le souci plus large d’être hors du temps, une des caractéristiques du décadentisme dont nous parlerons plus loin ; Gustave Moreau est l’artiste qu’il est parce qu’il est « sans ascendant véritable, sans descendants possibles ».

 

III. La forme

Il résulte assez logiquement de tout ce qui précède que la forme, dans quelqu’art que ce soit, se verra investie d’une importance primordiale. Le langage (les mots, les phrases, le style) pour Huysmans est le principal objet de l’art de l’écrivain, non un moyen pour transcrire des événements. L’affirmation du primat de la forme contredit les principes antiques puis judéo-chrétiens occidentaux, qui cherchent à légitimer la pratique potentiellement subversive d’un art par son utilité ou par la communication, fût-elle intellectuellement riche, d’un message. Ainsi Wilde renverse-t-il paradoxalement la dialectique traditionnelle forme/message : « [le véritable poète] tire son inspiration de la forme et seulement de la forme, comme tout artiste le devrait. Une passion vraie serait sa ruine (…) Toute mauvaise poésie a sa source dans un sentiment authentique. Etre naturel, c’est être évident, et être évident, c’est être inartistique »

La forme est à la fois signifiant et signifié. Huysmans, dont on ne doit pas sous-estimer l’humour, pousse à l’extrême comique le sens de cette fusion, à travers l’évocation du style Louis XV dans le mobilier (cit. 6) Plus sérieusement, la forme idéale est définie comme celle qui permet des projections multiples du destinataire, sans que l’intention du créateur puisse y faire obstacle : « la seule caractéristique d’une forme belle est que l’on puisse y projeter ce que l’on désire et y voir ce que l’on choisit de voir » (CAA) D’une certaine façon, Wilde anticipe sur les théoriciens de l’art du début du siècle, notamment Roger Fry qui a placé au cœur de son système la notion de ‘significant form’ .

La signification historique de cette importance donnée à la forme est considérable. L’éloge de l’art décoratif par Wilde, notamment dans CAA, fait écho à la vogue du mouvement ‘Arts and Craft’, avec la création du design, aux productions dans le domaine des arts appliqués de ce remarquable artiste polyvalent qu’était William Morris, ou encore au lancement de la revue The Studio dont l’influence allait être considérable et qui militait en faveur d’un art qui se trouve être en conformité étroite avec les idéaux de Wilde (cit. 7) Il n’y a pas simplement de la marginalité dans les positions des décadents ; ils sont aussi en accord avec un air du temps plus étendu qu’on peut le penser et leur ‘art’ a influé sur le ‘réel’ d’une façon qui paradoxalement contredit leur théorie de la ‘stérilité’ idéale de l’art. Mais la contradiction participe de l’essence même de la pensée vive, selon Wilde.

 

IV. Attitudes personnelles

Les préférences affichées par Wilde et Huysmans les amènent à faire des choix qui sont à la fois intellectuels et comportementaux.

La prééminence accordée à la sensation, au sentiment du beau, impose l’esthétisme comme mode privilégié de perception du monde et d’interprétation de l’expérience. Ils rejoignent la cohorte de ceux qui s’étaient rassemblés sous la bannière virtuelle de l’art pour l’art. Le repli sur la tour d’ivoire était déjà pratiqué par un de leurs modèles, Théophile Gautier, dont les vers suivants sont cités dans AR :

Sans prendre garde à l’ouragan

Qui fouettait mes vitres fermées

Moi, j’ai fait Emaux et Camées.

Dans sa version wildienne, on pourrait plutôt parler de l’art pour la sensation, mais l’idéologie esthétique est la même. « Le but de l’art est de susciter une humeur », affirme-t-il dans CAA ; il poursuit : « toute création artistique est absolument subjective. Le paysage même qu’observait Corot n’était, selon ses propres mots, qu’une humeur de son âme ».
L’esthète est un adepte du beau sans concession ; ce qui relève de l’utilitaire est proscrit sous sa forme banale et mercantile. Le beau contamine son environnement comme l’illustre l’exemplaire des Cent Nouvelles de Marguerite de Valois que possède Dorian Gray, dont la reliure (le contenant) est une œuvre d’art à l’image raffinée de son contenu. Cette religion du beau est poussée à un point tel qu’elle peut même littéralement tuer la nature ; une des lubies de des Esseintes a été de posséder une grosse tortue de mer. La couleur naturelle terne de sa carapace, cependant, lui a paru indigne de son goût d’esthète ; il l’a donc fait orner d’émaux et sertir de pierres précieuses au point que le pauvre animal, devenu une icône de la beauté, y a du même coup laissé la vie, asphyxié par ce déploiement de splendeur.

Le primat de la forme belle et raffinée est à la source du dandysme wildien, affiché de manière provocatrice dans sa vie réelle : « ce n’est pas simplement dans l’art que le corps est l’âme. Dans chaque sphère de la vie la forme est le commencement de toute chose » L’esthète est un dandy qui s’est lassé d’épater son entourage et qui ne cherche plus qu’à s’épater lui-même, dans une délectation égotiste. Dorian et Wilde sont, dans cette perspective, moins esthètes que des Esseintes, dans son enfermement névrotique choisi. Celui-ci ne jouit pas de la distance que son auteur, par l’humour occasionnel, peut manifester, au même titre que Wilde et Dorian lui-même, dont l’auteur décrit les affectations et raffinements vestimentaires et de comportement comme « seulement à moitié sérieux ».

Le dandysme est une philosophie de la vie par laquelle le superficiel accède au statut de la profondeur, où l’éphémère devient absolu. Mais Wilde a bien conscience que c’est une philosophie qui exclut le recrutement d’adeptes ; les suiveurs ne sont que des imitateurs grotesques. Chaque dandy représente l’alpha et l’oméga de sa propre petite philosophie individuelle, avatar sans descendance d’une nébuleuse esthétique plus vaste (cit. 8)

L’étendard sous lequel se rassemblent les deux auteurs et leurs personnages est celui de l’hédonisme. Dans PDG, Wilde le clame sans ambages : « Un nouvel Hédonisme – voilà ce dont notre siècle a besoin » Dans la société britannique gangrénée par le puritanisme protestant, Wilde entreprend de réévaluer les sens, dont « la véritable nature n’avait jamais été comprise » (PDG). Le destin monstrueux et désespéré de Dorian constitue un parcours expérimental semblable à celui de des Esseintes, au cours duquel il explore toutes les gammes de sensations et où il perdra son âme, mais avec la fierté de don Juan. Dans un environnement social aliéné, perdu dans le matérialisme laid, Wilde et Huysmans visent à faire émerger, dans les termes de Wilde, « les éléments (sensoriels) d’une nouvelle spiritualité, dont un instinct raffiné de la beauté serait la caractéristique dominante ».

 

V. La provocation

Il y a dans tout cela un souci de provocation fertile délibérément cultivée. Cela débute par des choix esthétiques qui prennent le contrepied des formes admises. Huysmans décrit son roman comme « ce livre difficile où volontairement je m’émasculais de dialogues et consentais une fatale monotonie ». La composition d’AR prend à rebours les formes romanesques traditionnelles ; le texte commence par une notice où le personnage accomplit en entier le parcours d’un roman de formation. Le roman proprement dit commence donc lorsque toute action est éteinte. Huysmans prône une révolution de la forme qui, en poésie, envoie la métrique traditionnelle aux orties, comme l’illustre par exemple ce passage consacré à Verlaine à qui il vouait une admiration aussi grande qu’à Mallarmé : « Maniant mieux que pas un la métrique, il avait tenté de rajeunir les poèmes à forme fixe : le sonnet qu’il retournait, la queue en l’air, de même que certains poissons japonais en terre polychrome qui posent sur leur socle, les ouïes en bas ; ou bien il le dépravait en n’accouplant que des rimes masculines pour lesquelles il semblait éprouver une affection … »

Pour Wilde comme pour Huysmans, la forme romanesque permet d’utiliser les personnages comme masques autorisant à formuler des idées provocatrices extrêmes, poussées même parfois jusqu’au cocasse, comme par exemple dans l’affirmation de la supériorité esthétique de la locomotive sur la femme, qui se conclut de la façon suivante : « est-ce qu’il existe, ici-bas, un être conçu dans les joies d’une fornication et sorti des douleurs d’une matrice dont le modèle, dont le type soit plus éblouissant, plus splendide que celui de ces deux locomotives adoptées sur la ligne du chemin de fer du Nord ? »

Le paradoxe, dont Wilde est le maître incontesté, est une forme parfaite de provocation intellectuelle ; c’est une forme concise constituée en général de deux propositions dont la seconde remet brutalement en cause la première et les principes convenus qui la sous-tendent. Les exemples ne manquent pas dans tous ses écrits ; on peut citer celui-ci, dont le thème est lié au sujet dont nous nous entretenons : « L’Académie (royale) est trop vaste et trop vulgaire. Chaque fois que j’y suis allé, il y avait soit tellement de gens que je n’ai pas pu voir les tableaux, ce qui était terrible, soit tellement de tableaux que je n’ai pas pu voir les gens, ce qui était pire » Le paradoxe est une insolence intellectuelle normalisée, une seconde nature en quelque sorte. Un personnage de PDG l’exprime de façon imagée : «la voie du paradoxe est la voie de la vérité. Pour mettre à l’épreuve la vérité on doit la voir sur la corde raide. C’est lorsque les vérités deviennent des acrobates que l’on peut les juger ». Le paradoxe, que Lord Henry, le pervertisseur brillant et démoniaque, manie avec une redoutable aisance, entraîne l’esprit dans un vertige enivrant et déstabilisant où les références acquises deviennent incertitudes, et où sombrent les habitudes de pensée (cit.9). Dans la voie du paradoxe, aussi, on s’engage à ses risques et périls. Poussé à l’extrême, il aboutit à une aporie, impasse logique qui nous laisse désarmés ; dans CAA, le ‘mentor’ finit de dérouter son ‘disciple’ en déclarant : « Ah ! Ne dis pas que tu es d’accord avec moi. Quand les gens sont d’accord avec moi j’ai toujours l’impression que j’ai tort » Ainsi, comme l’art, la grandeur du paradoxe est d’être inutile, en tout cas par contraste avec le cadre structuré du débat d’idées, dont la conviction de l’autre constitue la finalité : ce qui compte, ce n’est pas tant de convaincre que de déranger.

L’élitisme, l’affirmation de l’ego et l’éloge de la marginalité sont fondamentalement des vecteurs de provocation. La position de Wilde et de Huysmans prend à contrepied la conception habituelle de l’organisation sociale, en plaçant l’individu au centre du système : « Ce n’est pas l’époque qui fait l’homme, c’est l’homme qui fait l’époque » (CAA) Nous sommes aux antipodes du déterminisme social qui prévalait et continue de prévaloir.

Et la sacro-sainte logique est elle-même remise en question. L’artifice et l’insincérité sont préconisés : « L’homme n’est jamais moins lui-même que lorsqu’il parle en son propre nom. Donnez lui un masque et il vous dira la vérité » (CAA) ; l’incohérence n’est plus proscrite : « Nous ne sommes jamais plus fidèles à nous-mêmes que lorsque nous sommes incohérents » (CAA)

Le décadent fin de siècle s’expose, dans les deux sens du terme ; dans sa jeunesse, des Esseintes « s’acquit la réputation d’un excentrique qu’il paracheva en se vêtant de costumes de velours blanc, de gilets d’orfroi, en plantant, en guise de cravate, un bouquet de Parme dans l’échancrure décolletée d’une chemise (…) » On connaît les excentricités vestimentaires et de comportements de Wilde, qui ont participé de sa vogue, et plus tragiquement ses relations homosexuelles peu discrètes. Le non contestataire s’oppose au non d’autorité, avec, lorsque ce conflit sort de la sphère intellectuelle virtuelle, le résultat courant de la bataille du pot de terre et du pot de fer.

Le plaisir hédoniste décadent n’est pas toujours sans contrepartie douloureuse. Malgré sa jeunesse et sa beauté permanentes, Dorian Gray ne peut s’empêcher de contempler avec une fascination horrifiée les dégradations monstrueuses qui affectent son portrait. Il n’est pas si facile de supprimer la conscience ! Wilde revient sans arrêt dans les deux textes que nous considérons sur le ‘poison’ des livres, que ce soient Les Fleurs du Mal ou AR, et sur l’attrait morbide qu’ils exercent. Les sociétés, qui se veulent saines, haïssent la morbidité qui, pour cela même peut-être, fascine les artistes décadents. Faisant le bilan de ses lectures, des Esseintes parvient à ce constat : « les œuvres de Barbey d’Aurevilly étaient encore les seules dont les idées et le style présentassent ces faisandages, ces taches morbides, ces épidermes talés et ce goût blet, qu’il aimait tant à savourer parmi les écrivains décadents, latins et monastiques, des vieux âges »

VI.L’homme décadent

Au terme de ce bref parcours balisé, peut-être pouvons-nous aboutir à l’identification de quelques traits propre au décadent de la fin du 19ème siècle. Selon que l’on se réclamât ou non de la décadence, le terme pouvait être soit violemment péjoratif, soit revendiqué avec conviction. Les caricatures, notamment dans le conservateur Punch, ne manquent pas pour dénoncer les ridicules afféteries ou la décomposition morbide des décadents. Notre étude nous oblige à plus de nuance, voire de sympathie, à l’égard d’une attitude destinée à enterrer un ordre moribond, sinon à fonder un ordre neuf.

De façon plus explicite encore que Wilde, Huysmans formule sa conscience de vivre une époque décadente et crée un personnage qui incarne dans son propre corps et dans son esprit névrotique cet air du temps. Dans un âge d’entrepreneurs, des Esseintes et, à sa manière mondaine, Dorian Gray représentent des éloges vivants de l’inertie. Des Esseintes vit par procuration ; on peut considérer son ravissement devant la Salomé de Gustave Moreau comme la manifestation la plus proche pour lui d’une extase sexuelle. Comme le dit Wilde dans CAA, l’homme décadent « portera de moins en moins d’intérêt à la vie réelle, et cherchera à tirer ses sensations entièrement de ce que l’art a transposé »

Il en résulte une conception élitiste de l’existence pour une partie d’une génération, que Wilde exprime comme une sorte de manifeste : « Mais nous qui sommes nés à la fin de cette période merveilleuse sommes à la fois trop cultivés et trop critiques, trop intellectuellement subtils et trop curieux de plaisirs raffinés, pour accepter quelque spéculation que ce soit à propos de la vie en échange de la vie elle-même » Et la vie inclut le mal, par delà toute conception morale, dans la lignée de la pensée très influente de Nietzsche et de l’esthétique Baudelairienne ; il est, comme toute autre expérience, objet d’une observation, voire d’une expérimentation fascinée et sa beauté (comme celle du diable) l’exonère de toute jugement moral. Pervers, le décadent pervertit : des Esseintes, dans sa vie d’avant Fontenay, lorsqu’il était encore actif dans le monde conduit un jeune cartonnier à sa déchéance par pur amusement et Dorian fait de même avec plusieurs personnes de son entourage.

Psychologiquement, les décadents ne sortent pas indemnes de leur conscience désabusée du monde. Tout AR est une représentation d’un névrotique, dont les symptômes sont observés avec minutie et une réelle justesse clinique. C’est par exemple à travers le filtre de sa névrose qu’il recrée pour sa propre jouissance la Salomé de Moreau (cit.9). Dorian, avant de sombrer à la toute fin de sa vie dans une sorte de névrose illustre une schizophrénie ontologique, thème qui a beaucoup fasciné, notamment à l’époque victorienne, où le masque de respectabilité conventionnelle oblitérait une réalité sous-jacente à peine perceptible et redoutée ; c’est l’époque où Mr Hyde constitue le double nocturne de l’honorable Dr Jekyll.

Isolé dans sa maison de Fontenay aux Roses, le névrotique des Esseintes est hors de son époque, tandis que Dorian, par le miracle dont il a bénéficié, vit dans un temps suspendu. Le décadent se situe par rapport au temps et à l’histoire. La préservation de Dorian de la contingence de la nature humaine est une métaphore de cette a-historicité : le monde bouge autour de lui, qui demeure fixe pour une illusoire éternité. Cette situation hors du temps résulte initialement d’une lassitude blasée ; des Esseintes est conscient de « l’irrémédiable conflit qui existait entre ses idées et celles du monde où le hasard l’avait fait naître ». N’est-ce pas ce qui a constitué la cause du drame que Wilde a vécu dans sa vie réelle ? Il résume d’ailleurs remarquablement AR dans PDG, lorsqu’il décrit le « livre empoisonné » qui joue un rôle déterminant dans le choix de vie de Dorian : « C’était un roman sans intrigue, et avec un seul personnage (…) qui a passé sa vie à tenter de concrétiser au dix-neuvième siècle toutes les passions et les modes de pensée qui appartenaient à tous les siècles sauf au sien ».

Les décadents ont le sentiment d’être dans une impasse ; il y a quelque chose de désespéré dans leur situation qui différencie Wilde et Huysmans des romanciers sociaux. Des romans comme Germinal dépeignent certes la fin d’un monde, mais celui-ci prélude à des lendemains qui chantent (le titre à cet égard est programmatique). Même les nihilistes ont un sens de l’histoire qui fait que la tabula rasa n’est qu’une condition nécessaire à la naissance d’un monde nouveau. Avec les décadents, ce n’est pas la fin d’un monde mais la fin du monde.

Leurs œuvres, comme celles de ceux qu’ils admirent, se veulent sans ascendance et surtout sans descendance. Avec Mallarmé, la bibliothèque de des Esseintes s’achève ; plus rien ne viendra l’enrichir : « En effet, la décadence d’une littérature, irréparablement atteinte dans son organisme, affaiblie par l’âge des idées, épuisée par les excès de la syntaxe, sensible seulement aux curiosités qui enfièvrent les malades et cependant pressée de tout exprimer à son déclin, acharnée à vouloir réparer toutes les omissions de jouissance, à léguer les plus subtils souvenirs de douleur, à son lit de mort, s’était incarnée en Mallarmé, de la façon la plus consommée et la plus exquise ». Les personnages sont à l’image de la culture de l’époque où ils vivent, ce sont des fins de race et ils sont à l’agonie. Dorian se voyait comme « une créature complexe et multiforme qui portait en lui-même d’étranges héritages de pensée et de passions, et dont la chair même était contaminée par les monstrueuses maladies des morts ».

AR et PDG offrent à notre délectation une image d’apocalypse éblouissante, résumée par la réflexion désabusée de Dorian par laquelle je conclue et que vous comprendrez que je cite en anglais :

‘Fin de siècle’, murmured Lord Henry.

‘Fin du globe’, answered his hostess.

‘I wish it were fin du globe’ said Dorian, with a sigh. ‘Life is a great disappointment’

 

 

 

 

 Liste des citations
Abréviations: AR: A Rebours; CAA: The Critic as Artist; PDG: The Picture of Dorian Gray.
La ponctuation caractéristique de Huysmans est respectée.

 1. En se sondant bien, néanmoins, il comprenait d’abord que, pour l’attirer, une œuvre devait revêtir ce caractère d’étrangeté que réclamait Edgar Poe, mais il s’aventurait volontiers plus loin, sur cette route et appelait des flores byzantines de cervelle et des déliquescences compliquées de langue ; il souhaitait une indécision troublante sur laquelle il pût rêver, jusqu’à ce qu’il la fît, à sa volonté, plus vague ou plus ferme selon l’état momentané de son âme. Il voulait, en somme, une œuvre d’art et pour ce qu’elle était par elle-même et pour ce qu’elle pouvait permettre de lui prêter (…) AR

 2. Il y avait dans ses [Gustave Moreau] œuvres désespérées et érudites un enchantement singulier, une incantation vous remuant jusqu’au fond des entrailles, comme celle de certains poèmes de Baudelaire, et l’on demeurait ébahi, songeur, déconcerté, par cet art qui franchissait les limites de la peinture, empruntait à l’art d’écrire ses plus subtiles évocations, à l’art du Limosin ses plus merveilleux éclats, à l’art du lapidaire et du graveur ses finesses les plus exquises. AR

 3. The longer I study, Ernest, the more clearly I see that the beauty of the visible arts is, as the beauty of music, impressive primarily, and that it may be marred, and often is so, by any excess of intellectual intention on the part of the artist. For when the work is finished it has, as it were, an independent life of its own, and may deliver a message far other than that which was put into its lips to say. CAA

 4. L’imperfection même lui plaisait, pourvu qu’elle ne fût, ni parasite, ni servile, et peut-être y avait-il une dose de vérité dans sa théorie que l’écrivain subalterne de la décadence, que l’écrivain encore personnel mais incomplet, alambique un baume plus irritant, plus apéritif, plus acide, que l’artiste de la même époque, qui est vraiment grand, vraiment parfait. A son avis, c’était parmi leurs turbulentes ébauches que l’on apercevait les exaltations de la sensibilité les plus suraiguës, les caprices de la psychologie les plus morbides, les dépravations les plus outrées de la langue sommée dans ses derniers refus de contenir, d’enrober les sels effervescents des sensations et des idées. AR

 5. Ces vers, il les aimait comme il aimait les œuvres de ce poète qui, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l’écart des lettres, abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l’intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil. AR

 6. Dans le premier cas, le style Louis XV s’imposait aux délicats, aux gens épuisés surtout par des éréthismes de cervelle ; seul, en effet, le XVIIIème siècle a su envelopper la femme d’une atmosphère vicieuse, contournant les meubles selon la forme de ses charmes, imitant les contractions de ses plaisirs, les volutes de ses spasmes, avec les ondulations, les tortillements du bois et du cuivre, épiçant la langueur sucrée de la blonde, par son décor vif et clair, atténuant le goût salé de la brune, par des tapisseries aux tons douceâtres, aqueux, presque insapides. AR

7. Still, the art that is frankly decorative is the art to live with. It is, of all our visible arts, the one art that creates in us both mood and temperament. Mere colour, unspoiled by meaning, and unallied with definite form, can speak to the soul in a thousand different ways. The harmony that resides in the delicate proportion of lines and masses becomes mirrored in the mind. The repetitions of pattern give us rest. The marvels of design stir the imagination. In the mere loveliness of the materials employed there are latent elements of culture. CAA

 8. And certainly, to him life itself was the first, the greatest, of the arts, and for it all the other arts seemed to be but a preparation. Fashion, by which what is really fantastic becomes for a moment universal, and dandyism, which, in its own way, is an attempt to assert the absolute modernity of beauty, had, of course their fascination for him. His mode of dressing, and the particular styles that from time to time he affected, had their marked influence on the young exquisites of the Mayfair balls and Pall Mall Club windows, who copied him in everything that he did, and tried to reproduce the accidental charm of his graceful, though to him only half-serious, fopperies. PDG

 9. Mais ni saint Mathieu, ni saint Marc, ni saint Luc, ni les autres évangélistes ne s’étendaient sur les charmes délirants, sur les actives dépravations de la danseuse [Salomé]. Elle demeurait effacée, se perdait, mystérieuse et pâmée, dans le brouillard lointain des siècles, insaisissable pour les esprits précis et terre à terre, accessible seulement aux cervelles ébranlées, aiguisées, comme rendues visionnaires par la névrose ; rebelle aux peintres de la chair, à Rubens qui la déguisa en bouchère des Flandres, incompréhensible pour tous les écrivains qui n’ont jamais pu rendre l’inquiétante exaltation de la danseuse, la grandeur raffinée de l’assassine. AR