Saint Nicolas de la Grave est un gros village, un petit bourg de 2000 habitants, situé sur la rive gauche de la Garonne (dans le département de Tarn et Garonne) presqu’en face, sur l’autre rive, de Moissac et sa célèbre abbaye. Il est à 6 kms de Castelsarrasin, 20 kms de Montauban et une quarantaine de Toulouse. C’est là, le 5 mars 1658, qu’est né Antoine Laumet, alias Cadillac. Il était le fils de Jeanne Péchagut, propriétaire terrienne, et de Jean Laumet, juriste formé à Toulouse et nommé juge de Saint Nicolas par le cardinal de Mazarin, seigneur de Saint Nicolas et abbé de Moissac dont il touchait les revenus sans y avoir jamais mis les pieds.
Il eut cinq sœurs qui se marièrent dans la région sans particularité notable et un frère ainé François qui put avec l’appui de Mazarin entrer dans la Garde Royale de Louis XIII bien qu’il n’eut aucun titre de noblesse.
Montauban
Pendant son enfance, Antoine fréquenta l’école paroissiale située à l’ombre du château de Richard Cœur de Lion, après quoi cet enfant de notable alors assez fortuné fut envoyé au Collège des Jésuites de Montauban où il devint bachelier dans un contexte historique et politique toujours en ébullition à Montauban. En effet cette place forte de Sûreté protestante reconnue par l’Edit de Nantes à l’instar de La Rochelle, Cognac et La Charité sur Loire, était l’objet d’une violente Contre-Réforme catholique à la suite de l’échec de son siège en 1621 par Louis XIII en personne. Les contraintes exercées par les Jésuites sur ses compagnons protestants convertis par force ou par nécessité au catholicisme indisposèrent fortement Antoine, esprit déjà rebelle, et suscita chez lui une animosité dont les Jésuites se souvinrent tout au long de sa vie. Il eut à en pâtir où qu’il fut dans le Nouveau Monde.
Rebuté par cette ambiance autant que poussé par l’ambition d’accéder à un plus haut niveau social, Antoine décida de quitter le Sud de la France. En effet il n’avait rien des trois qualités nécessaires à la réussite d’un homme de bonne maison : ni noblesse, ni honneur, ni fortune. Seul l’honneur pouvait lui être accessible en se signalant par son zèle et si possible par quelque coup d’éclat dans les armées du roi. Il avait alors vingt ans quand, grâce à l’entremise de son frère François, il fut engagé comme cadet, grade normalement dévolu à un noble, au régiment de Dampierre Lorraine. On ne peut que s’en remettre à son récit sur cette période de sa vie car tous les documents concernant ce régiment à cette époque ont disparu. Il aurait donc combattu pendant la première guerre de Hollande depuis 1678 jusqu’à l’été 1679 date à laquelle la paix de Nimègue signée et les hostilités ayant cessé, son régiment fut dissous. Son seul fait d’arme aurait été d’avoir participé à la prise de la ville de Gand. Ces quelques mois lui ayant apparemment suffi pour ne pas persévérer dans une carrière militaire, il revint en Gascogne et choisit de suivre les traces de son père et de devenir juriste.
Toulouse
Il s’inscrivit donc à la Faculté catholique de l’Esquile qui existe toujours à Toulouse rue du Taur. Il y fit là des rencontres qui marquèrent son avenir. La première fut celle du baron Sylvestre de Lamothe-Bardigues, sieur de Launay, conseiller à la Cour de Toulouse. C’était un ami de son père avec lequel il était en relation professionnelle car Bardigues est proche de Saint Nicolas. Peut-être est-ce à cause de cela que le baron prit Antoine sous son aile protectrice durant ses études ce dont il lui fut très reconnaissant. A noter que Lamothe était marié mais sans enfant. La seconde rencontre fut celle d’Antoine Crozat, étudiant en droit comme lui. Son père, ancien bonnetier à Albi, avait réussi de si belles affaires à Toulouse et accumulé une telle fortune qu’il avait été élu Capitoul et par là-même avait été anobli. Cette très rare performance contraire à la règle qui voulait qu’on ne puisse qu’hériter d’un quartier de noblesse et non l’acquérir, rejaillissait sur son fils qui proclamait vouloir en tirer toute la quintessence et s’enrichir encore plus. Il convainquit Antoine Laumet que s’il était essentiel d’être noble pour s’enrichir, cela n’était plus indispensable. Il ne pouvait prévoir que les liens qu’ils avaient alors tissés les feraient se retrouver plus tard à l’apogée de leur parcours.
La troisième rencontre, ou plutôt retrouvaille, était celle d’un de ses compagnons du Collège des Jésuites de Montauban, Daniel de Caumont, baron de Montbeton et seigneur de Cadillac et, soulignons-le, protestant converti par nécessité. Un jour qu’Antoine lui dit qu’il ignorait où se trouvait le lieu-dit Cadillac, Daniel lui répondit qu’il n’existait plus depuis 1621, à la suite du siège de Montauban. C’est à cette époque en effet que le roi Louis XIII, décidé à éliminer les places de Sûreté protestantes attaqua en premier Montauban, cette « Genève calviniste », au début de l’été. Mais cela se passa mal pour lui car trois mois après les 20.000 soldats des troupes royales n’arrivaient toujours pas, malgré de lourdes pertes, à s’emparer de la ville. Pour semer la terreur chez les montalbanais, il se résolut alors à faire le coup d’éclat qu’on lui conseillait fortement et fit amener sur place toutes les bouches à feu qu’on pût trouver dans le Sud du royaume. Il y en eut 400 et un beau matin tous les canons tirèrent en même temps dans un énorme vacarme et une fumée intense pendant que les royaux se lançaient dans un assaut général qui finit hélas par un nouvel échec. L’épisode fut si célèbre à l’époque que l’expression « faire les 400 coups » a perduré jusqu’à nous quoiqu’en déviant de sens. Dépité, Louis XIII leva le siège et ses troupes en retraite vers la vallée de la Garonne longèrent la forêt de Montech à la lisière de laquelle se trouvait ce petit village protestant de Cadillac. A la vue de l’arrière-garde dispersée et enhardis par le succès des montalbanais, ses habitants crurent bon de l’attaquer pour en tirer quelque butin. Mal leur en prit car ce furent eux qui furent mis en déroute, leur village brûlé et rasé, et Louis XIII, furieux, ordonna que le nom de Cadillac soit rayé de toutes les cartes. Qui plus est, 64 ans après cet épisode, au lendemain de la révocation de l’Edit de Nantes en 1685, Daniel de Caumont reçut l’ordre de prouver sa foi catholique en assistant le dimanche suivant à la messe. Il s’y refusa, fut alors jugé apostat et envoyé aux galères à Toulon où il disparut à jamais. A la suite de quoi la baronnie de Montbeton fut supprimée et son château détruit.
Port-Royal (Halifax)
Mais revenons à Toulouse en 1683 où survint pour Antoine Laumet un événement majeur qui fit brutalement basculer son destin à la fin de l’hiver. Très probablement une rixe avec peut-être mort d’homme car dès le lendemain, poursuivi par les archers du roi, il dût fuir précipitamment de Toulouse vers Bordeaux pour s’y embarquer sur le premier navire en partance et apprendre alors qu’il cinglait vers le Nouveau Monde.
Les vents portants allant d’Ouest en Est, le trajet à la voile vers l’Amérique demandait environ deux mois contre un mois en sens inverse, et c’est donc en mai 1683 qu’Antoine Laumet débarqua en Acadie à Port-Royal (Halifax maintenant). Bons connaisseurs des rivages de Terre Neuve et d’Acadie avec le développement des campagnes de pêche à la morue pour répondre aux besoins alimentaires croissants en Europe, les Français, après les incursions de Cartier et de Champlain, avaient ensuite pénétré le continent par le fleuve Saint Laurent puis vers les Grands Lacs et les immenses espaces canadiens, créant ainsi l’entité de la Nouvelle France pour répondre à la demande, elle aussi, naissante des fourrures du fait de « la petite ère glaciaire ». Mais cette présence était plutôt temporaire et peu de Français s’y fixaient définitivement. A l’inverse l’émigration anglaise se faisait sur la façade maritime atlantique entre l’océan et la chaine montagneuse des Appalaches sur des terres fertiles. Et, contrairement à la française, il s’agissait d’une vraie colonie de peuplement pour des raisons essentiellement religieuses constituée de séparatistes puritains anglais puis hollandais et allemands, créant des sociétés théocratiques et intolérantes. La différence tenait aussi à la densité de peuplement car à l’arrivée d’Antoine Laumet si on ne comptait que 45.000 Français dans d’immenses territoires on trouvait déjà 300.000 Anglais dans un espace beaucoup plus réduit, soit un rapport de 1 à 7. A la moitié du XVIII° siècle la différence sera encore bien plus forte avec 55.000 Français contre 1.000.000 Anglais et un rapport de 1 à 16. Devant une telle disproportion et l’impact d’une telle masse, l’issue finale était inéluctable…
Le paradoxe du maintien français pendant plus d’un siècle et demi, en dehors de toute volonté royale affirmée, tint surtout à des comportements différents. Si les Français étaient des catholiques fervents ils n’étaient pas des puritains sectaires et réfractaires au déisme indien de l’Etre Suprême et, surtout, à côté des commerçants et des agriculteurs sur les rives du Saint Laurent, nombreux étaient ceux devenus des aventuriers ivres de la liberté des grands espaces qui, loin de repousser les Indiens hors de leur territoire pour prendre leur place, « s’ensauvageaient », apprenaient leurs langages pour vivre en connivence avec eux et créaient peu à peu (notamment avec les Hurons et Abénakis) une nouvelle génération franco-canadienne. Quant aux Anglais puritains, à l’instar des pèlerins du Mayflower, ils venaient occuper ce qu’ils considéraient comme leur Terre Promise pour créer un Nouveau Monde excluant les Indiens vite refoulés par la masse ininterrompue des arrivants. Comme le disait John O’Sullivan en 1845 : « C’est notre destin manifeste de nous déployer sur ce continent confié par la Providence pour le libre développement de notre grande multitude ». Leur seule alliance se fit avec les Iroquois en guerre contre les Hurons et donc leurs alliés français, afin de les refouler le plus loin possible vers le Nord au-delà des Appalaches et atteindre les Grands Lacs pour y prendre leur place.
Quand Antoine Laumet arriva à Port Royal, une paix armée existait entre France et Angleterre et seuls deux métiers s’offraient à lui pour gagner sa vie. La pêche à bord des bateaux basques ou bretons qui ne l’attirait guère ou bien le commerce des fourrures largement plus profitable. Mais c’était un rude métier car pour obtenir ces fourrures après les chasses d’hiver des Indiens, il fallait partir loin et longtemps en canot pour aller de villages en villages négocier peaux de castor, de renard, de martre, de zibeline contre couteaux, haches et marmites et aussi, bien que cela fut absolument défendu, contre de l’alcool dont raffolait les Indiens. Ils l’appelaient « l’eau qui fait tourner la forêt » ou « le lait du roi de France » ce qui en faisait des royalistes potentiels depuis qu’on leur avait raconté qu’en France il le faisait couler dans les fontaines des villages.
Après quelques semaines avec Denis Guyon à pirater les bateaux qui entraient à Boston tout proche, il préféra devenir coureur des bois à la recherche des fourrures et le fit avec succès. Pour cela il parcourut de longues distances en canot ou à pied en longeant les colonies anglaises jusqu’en Virginie ce qui lui fit faire, chemin faisant, deux rencontres qui le marquèrent. D’abord celle de Jean Vincent de Castine qui, issu d’une petite noblesse de Jurançon, était arrivé à 20 ans au Québec et avait choisi d’y rester après son temps de régiment. Il s’était « ensauvagé » en épousant une Abénaki, dont il avait eu sept enfants, était devenu chef de sa tribu qu’il avait formée à la guérilla contre les Anglais tout proches sans négliger d’apprendre le latin à ses enfants le soir venu. Il était l’exemple-type de cette nouvelle génération créatrice de cette Nouvelle France qu’il apprit à Antoine à comprendre, à aimer et à défendre.
L’autre rencontre fut Théodore Garrisson provenant d’une famille de notables protestants bien connus de Montauban et qui y est d’ailleurs toujours présente. Théodore ne supportant plus les brimades infligées par la Contre-Réforme avait préféré, plutôt que d’abjurer, s’exiler à Londres. Pour des raisons inconnues il en était ensuite parti pour s’installer à Manhattan, devenu New-York après avoir été New-Amsterdam, et il y avait ouvert un classique magasin de quincaillerie. Mais comme il faisait également commerce des fourrures et que son affaire marchait fort bien, il était devenu petit à petit banquier, si bien qu’attiré par la réputation de ce « pays », Antoine l’avait rencontré lors de ses pérégrinations. D’autant que son accès lui était aussi facile que discret car la boutique de Théodore se trouvait au nord de Manhattan au pied du mur construit par les Hollandais pour empêcher les Indiens de venir fureter et piller quand ils manquaient de nourriture en hiver. La rue qui le longeait avait fini par s’appeler Wall Street où par la suite beaucoup d’autres banquiers s’installeront, puis la Bourse de New York… Antoine Laumet restera toujours en contact avec Théodore Garrisson tant pour le commerce des fourrures que pour les renseignements qu’il pouvait en tirer sur les agissements des Anglais.
Québec
Ayant sûrement acquis un petit pécule, Antoine se maria en juin 1685 avec Marie-Thérèse Guyon, la nièce de Denis Guyon, à Québec. Elle avait 17 ans et lui 28. Ce fut un mariage heureux puisqu’ils eurent 13 enfants dont 8 atteignirent l’âge adulte. Mais l’événement prit une dimension inattendue puisque sur l’acte de mariage, toujours possédé en archives à Québec, il signa : « Sieur de Lamothe-Launay, seigneur de Cadillac »… Launay, Laumet, cela prêtait à une confusion facile à cette époque où les noms propres avaient une orthographe hésitante. Quant au choix de Cadillac, sans doute, en souvenir de son ami Daniel de Caumont, il lui était plus facile de se l’approprier car depuis longtemps oublié. Toujours est-il qu’il se dit à cette occasion être écuyer, deuxième fils du baron de Lamothe-Launay… Si loin de France personne ne pensa à faire une vérification et comment ne pas croire un homme qui parlait aussi bien et fleurait la bonne éducation. Coureur des bois ? Bien d’autres nobles comme de Castine ne l’avaient-ils pas été aussi ? Et pour conclure Antoine exposa ses armoiries prouvant ses dires car à l’époque, de par le droit d’ainesse dans toute famille noble, l’ainé recevait l’ensemble des biens mobiliers et immobiliers familiaux, le puiné, pour ne pas déranger son ainé, devait partir au loin chercher fortune, ce qui le menait d’habitude à l’armée, et qu’enfin le troisième était destiné au clergé.
Les armoiries présentées par Cadillac, puisqu’il faut maintenant le nommer ainsi, sont exactement celles toujours présentes au portail d’entrée du château des Lamothe à Bardigues, mais à un petit détail près. Surmonté de 9 perles signifiant la descendance par les comtes de Toulouse, l’écu est rond comme il convient aux descendants de croisés et divisé en quartiers. Les 2° et 3° sont en bleu pour témoigner de la piété des croisés et en rouge pour illuster leur courage. Les 1° et 4° portent 3 merlettes par référence à la Trinité. En y regardant bien on remarque que leurs pattes sont coupées pour qu’elles ne puissent se poser chez le voisin de même que leurs becs pour ne pas y picorer. Par contre leurs ailes sont fortes pour qu’elles aillent le plus loin possible chercher leur pitance. C’était bien là la preuve que ces armoiries étaient destinées au puiné d’une famille noble et qu’Antoine était donc le deuxième fils du baron de Lamothe !… Après avoir acquis l’honneur en combattant dans l’armée royale, il s’attribuait ainsi une noblesse usurpée mais qu’on ne contesta pas à un homme manifestement instruit et qui parlait si bien. Il ne lui manquait plus qu’acquérir la fortune pour répondre aux fameux trois critères.
Pour mieux comprendre les événements suivants, il devient possible d’esquisser la personnalité de Cadillac. C’était à l’évidence un fort caractère qui se définissait lui-même comme un « sauvage né français ou plutôt gascon ». Le gouverneur de l’Acadie dira de lui : « Ce Cadillac, un fieffé coquin, est un étourdi chassé de France pour je ne sais quel crime… » D’autres diront de lui que c’était le plus méchant esprit du monde, cupide, ambitieux et sans scrupules. A l’inverse Ponchartrain, le ministre de la Marine de Louis XIV lui écrira : « Je ne saurais m’empêcher de vous dire que vous avez un esprit supérieur, que vous êtes un grand officier et que je n’ai jamais rien vu de si bien écrit que vos lettres !… ». Tel Janus il avait donc deux faces. D’un côté il était dur, sans pitié pour ses inférieurs, cupide et prêt à tout pour s’enrichir et de l’autre il était séducteur, beau parleur, flagorneur, fin lettré pour ses supérieurs. C’était à l’évidence une personnalité hors norme qui s’attira suivant les circonstances de profondes sympathies comme d’irréductibles inimitiés.
Un titre de noblesse français ne peut se concevoir sans la possession d’une seigneurie. Il lui fut donc attribué par le gouverneur de Nouvelle France celle du Mont Désert (constituée de 53.000 hectares) où il vécut avec son épouse durant trois ans. Elle se trouvait dans ce qui est maintenant le Parc National d’Acadie, actuellement dans l’Etat du Maine aux USA. C’est un endroit vraiment splendide, que j’ai visité, en bordure d’océan fait d’iles et de pics montagneux dont le plus élevé s’appelle aujourd’hui « Cadillac Mountain » au sommet duquel se trouve une boutique pour touristes où on vend toute sorte de vêtements et d’objets hétéroclites estampillés Cadillac sans que personne ne sache d’où peut bien venir ce nom. C’est d’ailleurs dans les environs que l’Académicienne française Marguerite Yourcenar, séduite par la beauté du lieu, avait fait construire sa maison où elle passa les vingt dernières années de sa vie.
Mais revenons en 1689 quand débuta la guerre de la Ligue d’Augsbourg entre la France et l’Angleterre. Les Anglais, forts de leur nombre, envahirent tout le littoral jusqu’à la péninsule acadienne et Cadillac dût se réfugier avec sa famille à Québec elle-même menacée par les affreuses attaques de tribus iroquoises bourrées d’alcool par les Anglais se livrant à des massacres dans les campagnes laurentines. Mais avec le retour du gouverneur Frontenac la résistance s’organisa, la Nouvelle France tint bon et lança à son tour en plein hiver des attaques audacieuses de commandos franco-indiens contre la Nouvelle Angleterre. Le génie tactique de Frontenac fut non seulement d’arriver à stabiliser le front mais en plus de réussir à étendre l’expansion française vers la baie d’Hudson au Nord et vers la Louisiane au Sud. Si cette guerre fut un relatif échec en Europe, elle fut plutôt victorieuse en Amérique. C’est à cette époque que Cadillac entra dans la mouvance de Frontenac et que, séduit par sa vision géopolitique et par l’ampleur de son action, il ajouta à ses ambitions personnelles de parvenu une réelle volonté combative pour cette Nouvelle France qui émergeait. Il se mobilisa ainsi pour le projet d’attaque contre New York dont il était lui, l’ancien coureur des bois, un des promoteurs. En effet le seul passage aisé pour franchir les Appalaches en partant de New York est de remonter la rivière Hudson pour aller ensuite soit vers Montréal par le lac Champlain soit vers les Grands Lacs en descendant la rivière Mohawk. Son importance était bien sûr autant militaire que commerciale car le transport des produits des Grands Lacs par canotage et portage étaient bien plus court par New York qu’en remontant le Saint Laurent vers Québec. De plus New York était toujours libre de glace en hiver alors que le Saint Laurent était bloqué à toute circulation par le gel cinq mois par an donc à tout commerce extérieur. Double raison pour détruire New York ou plutôt Manhattan comme on disait alors. L’idée était de l’attaquer au Nord par terre en descendant le lit de l’Hudson depuis Montréal et au Sud par mer avec trois frégates bombardant sa pointe à Battery Park et ses flancs le long de l’East River et de l’Hudson. Ce projet supposait que la marine disposât de cartes précises tant pour les abords de la baie que pour des débarquements impromptus. Aussi Frontenac demanda-t-il à Cadillac, qui connaissait bien la région, d’accompagner un ingénieur pour une prospection cartographique ciblée à bord d’un petit bâtiment « L’embuscade ». Malheureusement une terrible et brutale tempête d’ouest le dérouta vers l’Europe et c’est sur le point de sombrer qu’il put arriver au port de Rochefort en décembre 1691.
Versailles
Tel un naufragé, démuni de tout, sans aucun document, Cadillac, résolu à aller jusqu’au bout de son entreprise, se rendit en plein hiver au château de Versailles pour camper dans les couloirs des ministères. Là, interpellant les uns, haranguant les autres avec sa faconde gasconne, il fit tant et si bien que le comte de Ponchartrain, ministre de la Marine et des Colonies, finit par le recevoir. Celui-ci, homme d’exception désireux de faire de la France la première puissance coloniale, saisit tout l’intérêt du projet d’attaque et y donna rapidement son assentiment. Et convaincu de la nécessité de disposer de personnes de la trempe de Cadillac pour mener à bien ses actions en Nouvelle France, il lui octroya un brevet de capitaine des Troupes de Marine ainsi qu’une gratification pour tout ce qu’il venait de subir et le fit rentrer à Québec auréolé de son succès et de son nouvel état. Qui, en effet, aurait imaginé que ce proscrit, va-nu-pieds, coureur des bois, usurpateur d’un quartier de noblesse pût devenir un notable québécois, familier du gouverneur et du ministre de la Marine ?
Michillimakinac
sur New-York ne pût malheureusement se faire à l’automne suivant car, toujours à la merci des vents contraires, les trois frégates arrivèrent tard à Québec où un hiver précoce avait déjà comblé de neige le passage des Appalaches. Cependant une nouvelle mission attendait Cadillac. En 1694 Frontenac le nomma gouverneur du poste de Michillimakinac. C’était le poste clé, le plus à l’Ouest des Pays d’en Haut, au point de jonction des trois Grands Lacs où affluaient toutes les fourrures provenant de la baie d’Hudson et de ces immenses terres inconnues vers le Nord-Ouest et les Montagnes Rocheuses. Frontenac écrivait à Versailles : « Lamothe-Cadillac est un homme de distinction, plein de capacité et de valeur, que je viens d’envoyer à Michillimakinac pour commander à tous ces postes d’en Haut. Il a toute la dextérité, la fermeté et le savoir-faire qu’il faut avoir pour venir à bout de l’esprit de ces sauvages qui ne sont pas faciles à gouverner ». Cette chefferie, appuyée par une bonne garnison militaire garante de la possession française, était surtout diplomatique. Elle devait regrouper et faire cohabiter les tribus déplacées vers le Nord par la poussée anglo-iroquoise et régler les nombreux conflits commerciaux qui en découlaient. Il y avait aussi non loin du poste une mission jésuite avec laquelle il fallait trouver un modus vivendi car elle avait une forte tendance à devenir hégémonique comme Frontenac l’avait expliqué à Colbert : « Ils sont maîtres de tout ce qui regarde le spirituel qui est, comme vous le savez, une grand machine pour remuer tout le reste. »
En trois ans de présence Cadillac parvint à réguler les transactions sur le commerce des fourrures dont il tira manifestement un gros profit personnel qui lui sera véhémentement reproché plus tard. Mais il aplanit les différends entre Hurons, Micmacs, Miamis, Sioux, Outaouais, Nipisings, tout en organisant un village stable pour ces perpétuels nomades ce qui était une performance. Il se heurta cependant à deux obstacles. D’abord avec les Jésuites, résurgence d’une vieille opposition depuis Montauban, provoqué par un conflit d’autorité inhérent à leurs menées autarciques avec les communautés indiennes de par le monde, ce qui entrainera d’ailleurs plus tard la dissolution temporaire de l’Ordre. Ensuite par l’attrait provoqué par les Iroquois cherchant à détourner à leur profit le flot des fourrures descendant du Nord grâce à l’abondance de l’eau de vie et de l’argent anglais. Cadillac comprit que la solution de ce problème lancinant ne pouvait se faire en poursuivant en vain les porteurs à travers lacs et forêts sans fin, mais bien en contrôlant les canots chargés à ras bord avant leur arrivée sur l’incontournable lac Erié. Au cours de ses longues pérégrinations il finit par déterminer avec son ami Duluth, fameux coureur des bois, que l’endroit idéal était cette rivière étroite passage obligé entre le petit lac Saint Clair et le lac Erié car personne ne pouvait ne pas y passer. Il remarqua aussi qu’à partir de là s’étendaient des plaines au parcours facile pour atteindre les rivières Ohio et Wabash affluent du Mississipi et donc de la Louisiane. Si Michillimakinac contrôlait les Pays d’en Haut c’était de là qu’il fallait contrôler ceux d’en Bas.
Détroit
Devant cette évidence géographique, Cadillac renonça à ses fonctions et rejoignit Québec pour en discuter avec la gouverneur Frontenac d’autant plus qu’avec lui la Nouvelle France s’était largement étendue, gagnant sur les Anglais la baie d’Hudson, Terre Neuve et l’Acadie rendue, et occupait la Louisiane. L’époque était propice et avec un plan bien établi Cadillac fut envoyé en 1699 à Versailles afin de convaincre le Conseil du roi. Ce fut assez vite fait grâce à Ponchartrain déjà persuadé de l’importance tant stratégique qu’économique de l’expansion française qui ne devait plus être celle mercantile d’un Québec de négoce mais celle impériale d’une Nouvelle France allant de Terre Neuve au golfe du Mexique. En dépit de l’opposition des notables laurentins qui voyaient dans la création d’un autre centre un danger pour leurs monopoles et leurs prébendes, le Conseil du roi finit par donner son accord à l’été 1700 suite à l’annonce de l’offre secrète faite aux Indiens par les Anglais de leur acheter toutes les terres entre New York et les Grands Lacs. Offre qui avait fini par être connue car elle avait indisposé les Indiens pour lesquels les hommes ne peuvent faire un commerce sacrilège de la terre puisque c’est la Terre Mère qui les possède et dispose d’eux.
De retour à Québec et fort de l’ordre de Louis XIV, Cadillac organisa son expédition. Le 25 juin 1701 il partit de Montréal à la tête de 50 soldats et 50 colons embarqués sur 25 canots avec tout le matériel souhaitable. Après un mois de pagaye et un long portage pour contourner les chutes du Niagara, il parvint le 25 juillet à l’endroit choisi et le lendemain 26 juillet 1701, jour de la Sainte Anne à laquelle il le dédia, il fit planter le premier pieu du fort qu’il baptisa, au nom du roi de France, Fort Pontchartrain au Détroit.
En 1901, à l’occasion du bicentenaire de la fondation de la ville de Détroit, l’ingénieur Henry Leland, pour nommer la nouvelle marque de la voiture qu’il venait de créer, l’appela Cadillac Automobile Compagny et adopta pour logo les armoiries des Lamothe Bardigues qui vous ont été exposées. En 1909 La General Motors Compagny acheta la marque Cadillac qui devint sa marque de prestige utilisée par la présidence des Etats Unis. Le logo a été modifié de multiple fois pour aboutir à celui que vous connaissez maintenant où l’on peut regretter la disparition des merlettes mais qui a conservé les couleurs d’origine. Comment ne pas s’étonner que les hasards de l’Histoire fassent que la voiture qui transporte le président des USA porte le nom d’un petit village français disparu de la carte depuis 1621 ? Vous en avez suivi le fil aussi tortueux que surprenant.
Mais revenons en 1701 avec Cadillac. Une fois la fondation du fort bien établi, il avait obtenu que Détroit ait le statut médiéval de seigneurie, tout comme Mont Désert. S’il continuait de relever de l’autorité royale et du gouverneur du Québec, il avait localement souveraineté militaire, commerciale et judiciaire. Il était roi à Détroit. Il y percevait taxes et impôts mais, à l’inverse, avait à sa charge l’entretien des bâtiments et le développement des communautés dont il devait rendre compte. Il organisa avec un certain bonheur cette nouvelle agglomération en y installant agriculture et élevage, activités jusque-là inconnues dans ces contrées, si bien qu’en quelques années il y avait plus de 4.000 habitants stables. Détroit devint la capitale de l’Ouest canadien et le relai indispensable à l’expansion vers le Mississipi et la Louisiane. Une telle réussite ne pouvait que susciter des cabales facilitées par le caractère violent et explosif de Cadillac. Les premières vinrent des Jésuites dont il ne voulait pas sur son territoire et qui s’irritaient de sa propension à vouloir favoriser des mariages avec des indiennes mal christianisées. Les secondes des milieux administratifs et financiers de Québec qui ne supportaient pas cette concurrence et eurent finalement raison de lui. Car bien que Cadillac eut acquis noblesse et honneur, il restait assoiffé de fortune et dût dépasser les normes tacites de l’époque. En effet s’il s’accommodait des conflits d’intérêt, acceptant les confusions et les arrangements, le service du roi n’était pas non plus le moyen de s’enrichir impunément, l’intendant Fouquet l’avait su à ses dépens. Devant le rapport accusateur d’un envoyé royal, Pontchartrain dût s’incliner et révoquer Cadillac. Mais ne pouvant se priver de sa compétence, il le nomma premier gouverneur de la Louisiane dont il attendait le développement.
Connaissant l’état de la Louisiane, Cadillac préféra revenir en France s’assurer d’abord des financements indispensables car en fin de la guerre de Succession d’Espagne le royaume menacé d’invasion et de banqueroute était fort loin de toute préoccupation américaine. Ce n’est qu’après la victoire de Villars à Denain que Pontchartrain put se ré intéresser à la Louisiane lourdement grevée par la faiblesse de ses moyens humains et matériels. L’Etat étant incapable de toute avance, il fut nécessaire de trouver un banquier qui en contrepartie de privilèges voudrait investir pour développer la colonie. Ce fut… Antoine Crozat devenu l’homme le plus riche de France grâce au commerce du sucre, du tabac et de la traite négrière. Qui d’autre que Cadillac, l’américain, son ancien compagnon d’étude à Toulouse, pouvait être à l’évidence l’interlocuteur capable de le convaincre ? Crozat le reçut chez lui dans le palais qu’il venait de se faire construire au 17 de la place Vendôme, actuellement Hôtel Ritz. On ne sait rien de leurs échanges sinon que l’accord se fit par la création de la Compagnie de la Louisiane à laquelle le roi, en contrepartie de l’investissement qu’elle y faisait, lui accordait le monopole du commerce exempt de toute taxe pour 15 ans et dont Cadillac devenait le directeur.
La colonie qui résidait alors à Biloxi et Mobile (Etat d’Alabama) était du fait de son quasi abandon par l’Etat dans une situation encore plus précaire que ne s’y attendait Cadillac en y débarquant le 17 mai 1713. Elle vivotait chichement avec 50 soldats dépenaillés et 200 colons cultivant une terre ingrate et sablonneuse dévastée par les orages tropicaux à l’écart du delta et de ses bayous insalubres trop souvent submergés par les crues du fleuve. Pour mieux relier ce territoires aux Pays d’en Bas, il explora le delta, trouva le bras final du fleuve, qui avait échappé à Cavelier de La Salle lors de son deuxième voyage par mer, et reconnut l’emplacement de la future Nouvelle Orléans ainsi que le grand lac le bordant qu’il baptisa lac Pontchartrain. Il relança l’agriculture et le commerce avec les voisins espagnols de Floride mais devant la faiblesse de la population il demanda impérativement des envois de jeunes filles à marier. Crozat fit récupérer toutes les filles de joie qu’il put et dans le premier contingent qu’il envoya se trouvait également une certaine Manon Frojet. Cette femme d’une très grande beauté était curieusement accompagnée de son mari le chevalier Avril de Varenne qui s’était embarqué volontaire pour suivre sa femme emmenée, elle, de force par la police. Vous aurez compris que c’est de cette histoire que s’inspira l’abbé Prévost en travestissant les faits et en changeant les noms de ses deux héros par celui de Manon Lescaut et du chevalier Desgrieux pour écrire son célèbre roman. A la vérité s’il y eut bien un duel entre le chevalier et Joseph, le fils ainé de Cadillac tombé amoureux de Manon, et non le neveu du gouverneur, celle-ci n’est pas morte romantiquement d’épuisement dans un désert qui n’existe pas en Louisiane. De fait, après avoir fait marier les deux amants, qui en fait ne l’avaient jamais été, Cadillac les renvoya en France par le premier bateau.
Au-delà des moiteurs et des boues du delta, Cadillac découvrit en remontant le Mississipi d’immenses plaines propices à l’agriculture du coton, de l’indigo, du maïs et du blé qui nécessitaient beaucoup de bras et d’équipements qui faisaient cruellement défaut. Il ne cessait de les réclamer à Crozat qui, lui, ne voulait qu’un retour rapide sur ses investissements. Pour consolider militairement le Nouvelle France il installa progressivement un chapelet de forts reliant la Louisiane aux Pays d’en Haut et fit réduire une révolte de la tribu des Natchez laquelle inspirera beaucoup plus tard Chateaubriand avec les personnages romantiques de René et Atala. Remontant toujours plus haut vers les Illinois, Cadillac découvrit près de Saint Louis de belles mines de fer et de cuivre. Mais comment faire comprendre tout ce potentiel à Crozat qui, excédé, finit par demander sa destitution d’autant que Louis XIV venait de mourir et que Philippe d’Orléans, Régent du royaume, avait alors bien d’autres chats à fouetter que la lointaine Louisiane. N’ayant plus le soutien de Pontchartrain écarté, Cadillac fut révoqué et regagna la France en mai 1717, amer après 35 ans passés dans cette Nouvelle France à laquelle il avait tant cru au service de son roi au sujet duquel il disait : « Lorsqu’on ne fera rien contre le roi ou ses institutions, j’aurai toujours un cœur bénin, un visage riant et une langue de miel ».
Paris
La France était alors un pays exsangue où l’on mourait encore de froid et de faim avec une dette royale d’un montant astronomique pour laquelle il fallait trouver des solutions. Crozat fut d’abord frappé d’un énorme redressement fiscal et dût se dessaisir de la Louisiane. Puis vint le système de Law, un banquier écossais qui convainquit le Régent de remplacer la monnaie métallique par une monnaie fiduciaire en papier qu’il suffisait d’imprimer pour rembourser les dettes de l’Etat. Elle était garantie par les prétendues fabuleuses richesses de la Louisiane dont Law devenait gérant à la place de Crozat à la tête de la nouvelle Compagnie du Mississipi. Après une publicité mensongère, les Français se jetèrent dans une folle et enthousiaste spéculation où les billets de banque du Mississipi valaient considérablement plus que l’argent métal même s’il était d’or.
Quand Cadillac, accompagné de son fils Joseph, en route pour Paris pour se faire payer ses émoluments de gouverneur oubliés, se rendit compte de cette colossale escroquerie, il fut pris d’une irrépressible indignation, lui qui n’avait pas toujours été soucieux du bien public. Sa révolte contre cet agiotage fut telle qu’il se rendit aussitôt rue Quincampoix où siégeait la banque Law, devenue banque royale, pour haranguer la foule des chalands spéculateurs et les dissuader d’acheter ce papier monnaie sans aucune valeur contre leur argent sonnant. Il fit tant et si bien que la réaction arriva le 27 septembre 1717 où son fils Joseph et lui furent arrêtés par la gendarmerie de Paris porteuse d’une lettre de cachet du Régent et jetés à la Bastille pour « des propos portant tort au royaume »…
Ils restèrent emprisonnés cinq mois, voisin de cellule d’un certain François-Marie Arouet détenu pour avoir publié sous le nom de Voltaire un pamphlet contre la Régent et ses mœurs incestueuses. Mais on ne sait les relations qu’ils auraient pu avoir. C’est finalement le 8 février 1718 que Cadillac et son fils furent libérés mais à la condition de quitter la capitale et de désormais se taire, ce qui les fit revenir à Saint Nicolas de la Grave où Marie-Thérèse et le reste de sa famille vint les rejoindre.
Castelsarrasin
En 1722, Cadillac ayant réussi à vendre sa seigneurie de Détroit à un canadien, s’acheta le gouvernorat de Castelsarrasin où il se retira. Une fois les vagues du scandale de l’épisode Law apaisées, le Conseil du royaume revint sur ses pas et le fit chevalier de l’Ordre de Saint Louis pour « sa vertu, ses mérites et les services rendus au royaume ». Finalement, lui qui avait couru sur tant de terres, pagayé sur tant de fleuves et de lacs, voulu détruire New York, créé Détroit et tant cru en la Nouvelle France, s’est éteint banalement, oublié de tous dans son lit à Castelsarrasin le 26 octobre 1730 à l’âge de 72 ans, et bien loin de pouvoir imaginer que son nom franchirait les siècles.
Jean Maumy, automne 2017